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INTRODUCTION

Deux remarques s'imposent au seuil de
cette introduction. Tout d'abord les sources de ce lexique sont des ouvrages de
Ghazali dont l'authenticité ne fait de doute pour personne: l'Ihya', l'Iqtisād,
l'Introduction au Mustassa, le Qistās, le Faysal, et, jusqu'à un certain point,
le Mungidh. Ils ont semblé être les types représentatifs de tout un ensemble -
une vingtaine d'écrits - que les spécialistes s'accordent à reconnaître comme
authentique, et qui a été seul retenu, comme étant le texte reçu du Maitre. Mais
il ne s'agit là, bien entendu, que d'un choix, sinon arbitraire, du moins
conventionnel et provisoire, basé sur un critère de fait, susceptible de
variations. A côté de ce texte reçu, il y a, en effet, une multitude d'ouvrages
attribués à Ghazali et dont l'authenticité a été mise en doute; ils ont été
écartés, en vertu des principes de la recherche historique. Celle-ci ne
doit-elle pas procéder par recoupements successifs et se contenter de solutions
partielles avant de prétendre aux affirmations générales et définitives?

En second lieu, parmi les ouvrages
utilisés ici, seuls le Mungidh, I'lgtisād et le Qistās ont été l'objet d'une
étude critique. Notre travail a été fait sur des éditions ordinaires
commerciales où le souci d'établir un texte peut faire défaut. Et il se trouve
qu'en réalité, c'est le cas pour les auvres même authentiques de Ghazali.

Ces deux remarques expliquent le
caractère plutôt réservé du titre: ce travail ne prétend être qu'une
contribution à l'étude du vocabulaire philosophique arabe, et qu'un essai de
lexique de la langue de Ghazali, dans la partie de son cuvre consacrée à « la
Science de l'au-delà » (Ih., I, 3 sq.) et « aux aspects cachés des choses
religieuses » (Ms., 3 et F., 127), pour reprendre ses propres expressions.

De ce point de vue, l'Ihya' ne pouvait
pas ne pas être l'objet d'une attention toute particulière. C'est lui surtout
qui a été dépouillé d'une façon systématique et qui se trouve être le plus cité
dans le présent lexique. Un travail similaire a été mené sur le Faysal, à cause
de son importance pour une compréhension exacte de l'ouvre religieuse écrite du
Maître, et sa portée générale. Cet ouvrage a été composé précisément pour
répondre à des objections soulevées contre Ghazali à l'occasion de certaines affirmations dans l’Ihya'. Ce accusations avaient même été formulées sur une échelle plus vaste et sur un ton d'extrême gravité: on avait présenté comme entachés de kufr (hérésie) et de bid'a (innovation) tous ses «ouvrages relatifs aux aspects cachés des transactions religieuses » (F., 127).

Dans ce même domaine, Ghazali a fait appel aux disciplines de la logique artistotélicienne des falāsifa; il lui a même consacré en particulier trois ouvrages: le Mi'yār, le Mihakk et l'Introduction au Mustasfa. Ici cependant, la pensée du Maître a subi une évolution dont la dernière étape est représentée par l'Introduction au Mustasfa. Seul cette dernière auvre a donc été retenue et dépouillée; elle est le témoin définitif de la part que Ghazali a faite sienne dans ce qu'il a emprunté à la falsafa, et des innovations qu'il y a introduites, soit du point de vue du fond, soit surtout du point de vue de la terminologie.

Le Qistās, lui aussi, est un ouvrage de
logique, mais pensé en fonction d'une perspective différente de celle qui a
présidé à la composition des trois écrits mentionnés, sur lesquels elle jette
alors une vive clarté. Ceux-ci, en effet, restent incompréhensibles tant qu'on
ne songe pas à les étudier à la lumière d'une mentalité, d'une attitude
d'esprit présente à toutes les pages, mais qui demeure à l'état latent et ne se
révèle que dans le Qistās. De ce point de vue, suffisante pour tenir lieu du
Mi'yâr et du Mihakk et représenter à elle seule ce qu'il y a de personnel au
Maftre dans les trois ouvrages à la fois, l'Introduction au Mustas fa ne
pouvait pas suppléer à l'absence du Listās. Pour être complet, le lexique
devait tenir compte aussi de ce dernier opuscule.

Il a été question d'une attitude
d'esprit qui commande l'ouvre de Ghazali relative à la logique. Il s'agit de
celle qu'impose au Maitre son dogme sunnite dans son expression arabe. Ce dogme
a connu une présentation scolastique propre à lui, qui n'est pas, à vrai dire,
quant au fond, une théologie, ni quant à la forme, une théodicée, et qu'il vaut
mieux se contenter d'appeler toujours de son nom traditionnel de kalam. Ghazali
ne lui accorde pas un crédit sans réserve. Il en adopte cependant les méthodes
et leur reconnait une valeur relative, « médicinale», d'efficacité. Il en
traite dans l'Ihya', mais en passant et dans la mesure où les disciplines de la
Scolastique musulmane lui paraissent nécessaires pour une présentation
orthodoxe de sa «Science de l'au-delà » et «des aspects cachés des transactions
religieuses ». Or c'est dans cette perspective formelle que dans l'Iqtişād, le
Maitre envisage le kalām, tout en en traitant ex-professo et en l'exposant avec
sa terminologie propre traditionnelle. Dès lors le dépouillement de l'Iqtisad
s'imposait à son tour. Mais ici une remarque analogue à celle déjà faite au
sujet de la logique est nécessaire. Pour la logique, on l'a dit, Ghazali
renonce à une grande part de sa terminologie après l'avoir adoptée en
bloc dans le Mi'yār. Il n'en conserve que ce qu'elle a de commun avec les
méthodes traditionnelles de raisonnement, et ce qui peut être interprété en
fonction de l'orthodoxie sunnite. De même pour le kalãm : il s'y trouve une
terminologie créée et adoptée par le sunnisme traditionnel.

Le présent travail ne pouvait prétendre embrasser cette terminologie dans sa totalité. Ses proportions modestes commandaient de se limiter, dans ce domaine, à ce qui pouvait faciliter une compréhension plus complète de la terminologie propre à Ghazali, celle dont il s'est servi, après l'avoir forgée, pour exposer sa « Science de l'au-delà » et « des aspects cachés des transactions religieuses ». La terminologie du kalām, dans son ensemble, doit être l'objet d'un travail plus large et plus ambitieux; un essai de lexique de la langue du Maitre ne pouvait se hausser à une pareille entreprise.

Tel qu'il se présente, et dans sa forme
concrète, ce travail semble être, non pas un lexique de la langue de Ghazali,
mais un lexique du Mungidh. Cette constatation, exacte en elle-même, ne
signifie pas néanmoins que la langue du Maitre a été envisagée exclusivement
dans la perspective de son Mungidh. Celui-ci n'a été dépouillé qu'après
l'Ihya', le Faysal, l'Introduction au Mustasfa et l'Iqtisād. En fait, le
vocabulaire du Mungidh s'est trouvé alors, à un petit groupe de termes
secondaires près, constitué et élaboré. Mais cette constatation n'a rien qui
puisse surprendre. Le but de Ghazali, dans son Munqidh, est de livrer à son «
frère en religion » « le but ultime des sciences et leurs aspects cachés » (M.
3). C'était caractériser l'ouvrage comme un exposé, en d'autres termes, « de la
Science de l'au-delà » et « des aspects cachés des transactions religieuses ».
Le Mungidh, s'il ne peut être pris à la lettre comme le récit de l'itinéraire
spirituel de son auteur, doit être considéré comme l'image fidèle, le condensé
de l'auvre religieuse de ce dernier, Sauf pour quelques termes, au sujet
desquels sa mention paraissait s'imposer, l'opuscule n'a pas été cité
systématiquement. Il a semblé préférable dans la plupart des cas, de laisser le
lecteur, au courant du contenu du Mungidh et de ses difficultés, se référer
lui-même, à partir du terme étudié et de la traduction proposée dans le présent
travail, au texte parallèle dans ce que l'on a appelé l'autobiographie de
Ghazali.

Mais tout ce qui précède ne signifie pas
que le Mungidh n'a eu aucune influence sur l'allure générale de cet Essai
lexicographique, sur ce qui fait sa note propre et essentielle. Le Mungidh est
un livre où le Maître expose sa théorie de la certitude, ou plutôt de la
conviction religieuse. Or c'est cela même qui est à la base et se trouve etre
le principe explicatif, la clé de toute son ouvre relative à « la
Science de l'au-delà » et aux « aspects cachés des transactions religieuses ».
Et le Mungidh permet d'en prendre une conscience nette et forte, parce que,
précisément, il est en lui-même un raccourci saisissant d'un ensemble immense
où les diversions et les longueurs cachent souvent les lignes principales.

Cette remarque permet de comprendre pourquoi une autre série de termes n'a pas été envisagée dans le présent travail: celle des mots désignant, soit la vie ascétique en tant que telle, comme les vocables sabr, shukr, uns, hubb, etc..., soit la vie psychologique de comportement, comme ghadab, shahwa, et tous les noms des vices que Ghazali appelle les « habitus qui perdent » (al-mukhlikāt). Dans toute cette série, qui se rattache au soufisme traditionnel, comme dans celle qui se rattache au kalām traditionnel, n'a été retenu que ce qui pouvait servir à une meilleure compréhension de la langue propre du Maître: celle qui se trouve indiquée par le Mungidh, qu'il utilise pour l'exposé de la science de « l'Au-delà » et «des aspects cachés des transactions religieuses »; c'est-à-dire pour son étude de la phychologie de la connaissance et de la conviction religieuses, pensée par référence immédiate au donné trationnel sunnite dans son expression arabe, et en fonction des théories soufies atteintes par les doctrines batinites à tendances néo-platonisantes.

Dans cette perspective, tous les termes
du Vocabulaire de Ghazali semblent graviter autour de trois triptyques de
mots-clés:

1o Taşdig, I'tiqād, 'Ilm. 20 Imān,
Tawhid, Yaqin (auxquels il faudrait ajouter Ma'rifa). 30 Zāhir, Bātin, Ta'wil.

Enfin, en face de cet ensemble
fonctionnel et objectif, se trouve l'identité Rūh, Qalb, Nafs, 'Agl.

Il ne faut pas s'étonner non plus de ne
pas rencontrer, dans cet. Essai, les termes et les distinctions de la
philosophie aristotélicienne ou néo-platonicienne, comme c'est le cas dans le
lexique d'Avicenne par Mlle Goichon. Ghazali, on l'a dit, a rejeté la falsafa
(I)., I, 20, et ici au mot 'Ilm). Dans sa métaphysique, elle est une forme
irrecevable du kalām; ce qu'elle a de bon dans ce domaine et qui entrera dans
la partie constructive de la synthèse du Maitre, se retrouve dans le kalām
orthodoxe et donc dans l'Iqtişād. Et le Tahāfut lui-même, de ce point de vue,
est un traité de kalām (cf. Jawāhir, p. 21).

Quant aux théories physiques et
mathématiques des falāsifa, elles ne l'intéressent pas pour elles-même et sont
hors de sa perspective. Pour la logique, on a déjà dit l'esprit avec lequel
Ghazali l'a abordée. Reste la psychologie; elle est celle des batinites
taʻlimites (cf. ici les termes bātin et ta'lim).

Elle sera reprise et repensée elle aussi, et entrera comme système explicatif critériologique dans l'ensemble de la « Science de l'au-delà ». Toutes ces raisons ont fait écarter le Tahāfut, déjà dépouillé, comme une des sources possibles pour le présent travail. Ces raisons sont d'ordre théorique. Il y en a une autre, d'ordre pratique: le relevé des termes philosophiques du Tahāfut a été fait par Bouyges dans son édition critique de cet ouvrage (p. 388 sq.; p. 416 sq.). Ghazali lui-même, au reste dans le Maqāsid (cf. Maqāsid, passim), puis dans le Mi'yār (cf. Mi'yār, p. 182 sq.) a groupé, selon un ordre logique, tous les termes techniques de la falsafa. Revenir, dans cette étude, sur le sujet, était reprendre inutilement, en le copiant, un travail déjà fait plus qu'à moitié. D'autant plus, encore une fois, que ce n'est pas là que se trouve la pensée de Ghazali et l'intérêt de son cuvre.

Cette pensée et cette cuvre, a-t-il été
dit, ont été élaborées en fonction de la doctrine batinite, mais par référence
immédiate aux données traditionnelles sunnites dans leur expression arabe. D'où
l'influence énorme du Coran et du génie de l'arabe sur l'expression de Ghazali
et sa langue. Pour ce qui concerne le Coran, il s'y réfère constamment, sans
craindre même de forcer le sens obvie du texte. Chaque fois qu'il a paru
nécessaire pour une meilleure compréhension du terme, le verset visé a été
cité. Autant que possible la citation a été selon la traduction de Blachère,
sauf lorsque celle-ci ne cadrait pas avec la nuance exacte du terme employé par
Ghazali.

Pour ce qui concerne le génie arabe, les
termes eux-mêmes se ressentent de cet empirisme d'une langue qui, à l'encontre
de celle d'Avicenne, n'a rien de strictement technique pour exprimer les
réalités métaphysiques ou psychologiques. Elle est celle d'un faqih, et
convient tout au plus aux sujets de spiritualité et aux traités de vie
intérieure et dévote. Même les mots que les falāsifa et Ghazali utilisent en
commun gardent chez ce dernier leur résonance originelle, avec quelque chose
d'oscillant et de flou, Le Maître essaie de palier cette déficience par des
explications et des définitions qu'il se voit obligé de reprendre assez
fréquemment.

Voilà pourquoi, dans ce lexique, une
simple traduction du terme, surtout celle de certains termes, a été jugée
insuffisante. Tout d'abord, chaque fois que cela a été possible, le terme n'a
pas été relevé tout seul, mais avec son contexte. Dans le lexique, il figure
avec les autres termes de la même racine utilisés par Ghazali: la méthode a
paru utile pour mieux faire saisir toutes les nuances du vocable dont il
s'agissait. Ensuite, bien souvent, il a semblé bon de ne pas se contenter, dans
un cas donné, de proposer une seule traduction, mais plusieurs qui seraient
plus ou moins synonymes. Enfin, très souvent, la traduction - toujours
susceptible d'être une trahison — a été suivie d'une étude explicative qui,
pour ce qui concerne les mots-clés en particulier, pourrait paraître un peu
longue. C'est peut-être sortir des cadres de la discipline lexicographique.
Mais Lalande le fait dans son Vocabulaire de la Philosophie, et son exemple
constitue, semble-t-il, un précédent qui fait assez autorité pour qu'il soit
possible de le suivre sans trop de crainte. Comme le Lexique d'Avicenne de Mlle
Goichon, et malgré les références parfois nombreuses ajoutées à celles des
exemples traduits, cet Essai de Lexique de la langue de Ghazali n'a pas la
prétention d'être un Index ghazalien.

Les deux ouvrages mentionnés - celui de Lalande et celui de Mlle Goichon - comme aussi l'Index Aristotelicus de Bonitz, ont été des guides précieux dans l'élaboration du présent travail.

 

 

 

 

 

 

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