LES RECHERCHES DE DESCARTES

LES RECHERCHES DE DESCARTES

SUR

LA CONNAISSANCE DU MONDE EXTÉRIEUR -

Le problème de l'origine de notre croyance au monde extérieur est un problème psychologique. Il s'agit de la description des opé rations mentales et de leurs conditions, par où prend naissance, en vertu de l'effet d'une nécessité psychologique, l'opinion qu'il existe des choses extérieures indépendantes de nous. Un problème du même ordre est encore, par exemple, celui de l'origine de la conscience de la liberté : c'est encore, comme le précédent, un problème psychologique. Tout autre est la question relative à la vérité de la croyance au monde extérieur, et de même la question relative à la présence réelle d'un acte volontaire non déterminé. Des problèmes comme les derniers sont d'ordre non psychologique, mais métaphysique. Ils n'offrent pas ici un intérêt immédiat. La question de l'origine psychologique de la conscience du libre arbitre se comprend, sans que l'on fasse la moindre hypothèse sur l'existence ou la non-existence du libre arbitre. De même on peut aussi rechercher l'origine psychologique de notre croyance au monde extérieur, sans rien affirmner d'avance au sujet de la légitimité ou de l'illégitimité de cette croyance.

Si le problème psychologique de l'origine de la croyance naïve au monde extérieur peut en fait être séparé du jugement métaphysique sur la réalité objective des choses, il n'en a cependant pas toujours été séparé. Loin de là, l'histoire de la philosophie montre, dans le traitement de ce problème, la succession historique de deux ten dances distinctes. Dans l'antiquité et au temps de la scolastique on supposait sans hésiter l'existence de choses objectives et on cherchait ensuite, en partant de cette presupposition métaphysique, à décrire comment le monde extérieur existant devenait un monde perçu et connu. Dans la philosophie moderne l'existence du monde objectif est devenue elle-même un problème. Par suite la présupposition, courante dans l'antiquité et au moyen âge, de corps extérieurs ne pouvait plus servir d'explication pour la croyance vulgaire à la réa lité de ces corps eux-mêmes. La question psychologique est désormais intentionnellement et radicalement séparée de la question métaphy sique. Le passage à cette nouvelle façon de traiter le problème est marqué par la spéculation philosophique de Descartes.

L'intérêt qui rendit le père de la philosophie moderne capable de conjurer l'ensorcellement métaphysique, qui, depuis deux mille ans, pesait sur la discussion de ce problème psychologique, était un intérêt de méthode. Le spectacle de la physique nouvelle, amenée, depuis Copernic, Kepler, Galilée, à un haut degré de développe ment, et qui réduisait toutes choses à des mouvements de corps, fut l'occasion qui lui permit de révoquer en doute, pour la pre mière fois, l'existence des corps. Ce n'est là un paradoxe qu'en apparence. Ce que Descartes admirait dans la méthode mécanique, c'était la sévérité et la rigueur logique, avec laquelle elle n'ajoutait foi à rien, et fondait toutes choses sur des preuves mathématiques. Ce modèle exerça sur ses propres spéculations une action déci sive. Même en philosophie, tel était son veu, rien ne devait être admis qui ne pot devenir l'objet d'une intuition aussi claire et dis tincte que les fondements de la mécanique et de la mathématique. Cette intention le conduisit, par un doute radical, dirigé contre toute hypothèse non démontrée, enracinée par la tradition et la nature, à essayer d'imposer la suspension de tout jugement sur ces hypo thèses, tant que leur droit à l'existence philosophique ne serait pas fondé sur une démonstration rigoureuse, plus forte que toute espèce de doute. Parmi ces presuppositions indémontrées il faut compter l'admission de l'existence d'un monde extérieur indépendant de nous.

Si l'attention de Descartes s'oppose, négativement, à la croyance vulgaire à un monde extérieur, et vise, positivement, a la production d'une preuve scientifique particulière de l'existence de choses extérieures, c'est en d'autres termes le problème métaphysique qui l'intéresse avant tout; cependant la position du problème le condui sait tout naturellement à attaquer le probleme psychologique, celui qui concerne l'origine de la croyance au monde extérieur. — Il est évident, en effet, que l'existence du monde extérieur ne peut être démontrée, si la pensée du monde extérieur n'est pas donnée par avance. D'où provient cette pensée du monde extérieur? Comment le moi, qui, dans la seconde Méditation, s'est trouvé lui-même, et se repose dans la certitude de sa propre existence, est-il amené à sortir de soi, et à s'interroger sur l'existence d'un non-moi? Notre philosophe n'a pas négligé de nous donner des indications sur ce point. Sa preuve métaphysique de l'existence du monde extérieur est, comme cela devait être, préparée par des observalions psycho logiques sur la nature de notre connaissance du monde extérieur.

Ces observations psychologiques sont intéressantes. Elles mon trent que Descartes n'a pas su éliminer en une seule fois, d'un seul coup, les influences psychologiques de la scolastique, dont il a détruit la métaphysique. Le nouvel esprit de doute métaphysique qui l'ins pirait ne pouvait que lentement et progressivement créer une psy chologie qui lui fat adaptée, et sot distinguer entre la pensée du non-moi et la pensée de son existence. Nous assistons donc à ce phé nomène que, dans l'intention de Descartes, et officiellement, l'ad mission aveugle de l'existence du monde extérieur est bannie du système, mais que cependant cette même admission, dans bien des recoins cachés du système, sous le couvert des notions psycholo giques, subsiste sans rien perdre de sa force. Le côté par où la théorie cartésienne de la connaissance est stationnaire, celui par où elle est progressive, méritent, l'un et l'autre, une étude approfondie. L'opposition sur laquelle insiste notre auteur entre les idées imagi natives et les idées non imaginatives en sera éclairée d'un jour nouveau.

Condérons d'abord les éléments stationnaires dans le système du grand philosophe. Dès le début nous faisions observer que l'on admettait, dans la scolastique, sans examen, l'existence de choses extérieures, et que l'on cherchait ensuite, en partant de cette présup position métaphysique, à expliquer comment pouvait se produire une perception de ces choses une fois données. La forme la plus courante sous laquelle on donnait une forme plausible à l'hypothèse, était ce qu'on appelle la théorie des images. On partait de l'observation sui vante : le spectacle d'une peinture représentant une personne ne nous met pas devant les yeux la peinture, mais, en apparence, la per sonne réelle elle-même. C'est d'une façon tout à fait analogue, con cluait-on, que devait se produire la connaissance des choses extérieures transcendantes, de telle sorte que celles-ci, lorsque des effluves en partaient pour se communiquer à l'organe des sens, devaient aller se peindre dans l'âme. Cette théorie, parce que, d'une part, elle suppose l'existence du transcendant, et prétend d'autre part expliquer la pos sibilité de la connaissance de celui-ci par l'hypothèse d'images qui lui correspondraient, tourne dans un cercle. L'auteur des Méditations est le premier qui met en question, au moins provisoirement, l'exis tence des choses extérieures et supprime ainsi le cercle vicieux. Mais, en somme, c'est d'une façon seulement extérieure qu'il le supprime. Dans de très nombreux passages de ses écrits il persiste à parler des idées comme de petites peintures des choses, et accorde par là au monde immanent des idées une relation, qui leur serait naturellement inhérente, avec le monde transcendant des choses, devenu problé matique, tout comme la scolastique leur avait attribué une relation avec le même monde, posé dogmatiquement. L'etre reste toujours la caisse, dont l'on attend le paiement, contre la lettre de change, que représente l'idée. Qu'il puisse y avoir une autre relation, entre la pensée et l'existence, que cette relation, toute imprégoée de métaphy sique scolastique, de représentation du monde des choses par le monde des idées, d'une apparition, d'une révélation de ces choses par les idées, ne vient pas ici à l'esprit de notre auteur; et nous ne devons donc pas nous étonner qu'il soit souvent ramené, par celte notion d'un rapport de représentation, à la métaphysique scolastique.

Pour démontrer cela par le menu, nous devons examiner de plus prés la définition des « Idées » que Descartes met à la base de la théorie. En règle générale il entend par le terme « Idée >> non l'acli vité de l'entendement, non l'opération représentative de l'arbre, mais ce qui devient par cette activité objet d'intuition, l'arbre qui est pré sent à notre esprit, l'apparition, la représentation de l'arbre pour la conscience; de ces idées-images, objets idéels, il est vrai de dire selon Descartes qu'ils sont les formes : qui apparaissent à notre esprit. C'est encore bien davantage ce que nous apprenons des idées-images ou formes. L'argument fameux, sur lequel Descartes appuie sa preuve de l'existence de Dieu, nous montre, à ce sujet, que l'élre de l'idée est un pur « esse objectivum ». Le philosophe entend parlà une manière d'étre particulière des idées dans l'entendement, en vertu de laquelle elles se distinguent essentiellement de toute chose existant réellement ou formellement. Existent, par exemple, réellement ou, ce qui revient au même, formellement, les phénomènes spirituels, les « modi cogi tationis », par lesquels les idées ou formes deviennent conscientes en nous; mais les idées ou formes elles-mêmes ne possèdent une exis tence que beaucoup plus imparfaite, et ne souffrant pas la compa raison avec cette existence formelle. Leur essence se résout entière ment dans le « paraitre » (Cousin, V, 275); s'ils n'étaient les objets d'une opération de l'entendement, ils ne seraient rien absolument, c'est l'opération de l'entendement qui les montre et les rend repré sentables, comme le miroir montre non des objets réels, mais les images d'objets réels. C'est pourquoi ces formes ou objets idéels ne peuvent pas non plus participer à l'existence réelle des choses exté rieures : les choses extérieures existent en dehors de l'entendement, substantiellement, en réalité; mais les idées ou formes ne sont jamais en dehors de l'entendement. Notre auteur s'est expliqué là-dessus, avec une clarté qui ne laisse pas de place au doute, en réponse aux contresens de Catérus et de Gassendi. Il écrit dans les Réponses : « Si l'on demande de l'idée du soleil ce que c'est, et qu'on réponde que c'est la chose meme penséc, en tant qu'elle est objectivement dans l'entendement, personne n'entendra que c'est le soleil même... Etre objectivement dans l'entendement signifiera... ètre dans l'enten dement en la manière que ses objets ont coutume d'y étre : en telle sorte que l'idée du soleil est le soleil même existant dans l'entende ment, non pas à la vérité formellement (formaliter) comme il est au ciel, mais objectivement, c'est-à-dire en la manière que les objets ont coutume d'exister dans l'entendement : laquelle facon d'élre est de vrai bien plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent hors de l'entendement; mais pourtant ce n'est pas un pur rien >> (Resp. pr., 53; Cousin, 1, 370 sqq., cf. Umw., I, 162).

Après cette énergique explication il ne reste plus, semble-t-il, qu'à affirmer que ce qui existe formellement ne peut jamais devenir objet de notre pensée, ce qui existe formellement dans l'ordre corporel aussi peu que ce qui existe formellement dans l'ordre spirituel. La question : « Comment connaissons-nous le monde extérieur? » parait, même avant qu'il soit temps de penser à l'existence du monde exté rieur connu, devoir être résolue par la négative : ce que nous con naissons, ce sont des objets toujours idéels, jamais réels, ce sont toujours des formes, jamais des choses, les objels de la connaissance ne constituent ni un monde extérieur réel, ni un monde inlerne réel, mais un monde de l'apparence, un monde de cette façon d'être imparfaite, inessentielle, qui est l'« esse objectivum ». — Descartes n'a pas poussé jusqu'à cette extrémité sa définition des idées. La même définition, dont la première partie n'accorde aux objets immédiats de notre connaissance que l'existence de formes purement idéelles, énonce dans sa seconde partie que nous possédons une connaissance de la réalité, une connaissance, en premier lieu, de la réalité subjec tive. Ideæ nomine, telle est la définition complète (Resp. quint., 127; Cousin, 11, 56) intelligo cujuslibet cogitationis formam illam, per cujus immediatam perceptionem «ipsius ejusdem cogitationis conscius sum ». Ce n'est pas ici le lieu de décider si toujours, comme le veut l'auteur des Méditations, la perception (perceptio directa) d'un objet (forma) s'accompagne de la conscience (perceptio reflexa) du procès per. ceptif (cogitatio sive sensus operatio). Il suffit que celui qui découvrit le principe : « cogito ergo sum » ait adopté une opinion aussi voisine du cogito et l'ait nettement exprimée. Nous percevons, d'après lui, sans exception, dans tout acte, par lequel nous nous représentons les idées dans leur « esse subjectivum », notre propre opération représentative dans son existence réelle, dans son eristence formelle, subjective, psy chique. Cette dernière perception ne peut, d'après ce qui vient d'être dit, étre une perception par les idées, elle est une perception qui n'atteint pas purement des formes, mais saisit la réalité elle-même; elle est, selon l'expression de Descartes, une intuitio mentis (Resp. sec., 74; Cousin, 1, 497; cf. Umu., I, 167-169).

On voit que le philosophe identifie ici, d'une manière illégitime, la perception de soi ou réflexion avec une connaissance intellectuelle analogue à notre intuition des axiomes; mais on voit aussi, et c'est là le fait capital, qu'à côté de la connaissance par les idées, il fait place à un second mode de connaissance, un mode de connaissance dont lui-même a bien reconnu la différence fondamentale avec le premier. Il donne une expression à cette opposition, lorsqu'il appelle les objets du premier mode de connaissance idées imaginatives, ceux du second mode idées non imaginatives. Les idées imaginatives ce sont « celles dont les images se forment par la pensée » (Med. II; Cousin, 1, 255), ce sont les idées de toutes les choses sensibles, les idées de l'imagination (ib. Cf. Med. II; Cousin, I, 252 et passim); non ima ginative, d'autre part, est par exemple l'idée de l'åme, dont, comme de toute autre idée de l'esprit pur, nulle image n'est formée (Cousin, VIII, 528; cf. Resp. Quint., 62; Cousin, II, 259). L'idée de l'âme n'est rien de distinct de l'âme, elle est identique à l'âme; elle n'est pas réalité objective, mais tout au contraire réalité formelle : notre propre moi pensant s'offre immédiatement à notre conscience dans la percep tion du moi (cf. Umw., I, 177 sqq. Comme la connaissance imaginative par les formes s'accompagne d'une intuitio mentis non imaginative, par laquelle nous saisissons immédiatement nos propres opérations de conscience, les existences psychiques réelles, de même nous acqué rons aussi à l'occasion des idées-images qui se présentent i nous une conscience immédiate des existences corporelles réelles. Nous acqué rons d'après Descartes une conscience immédiate, non imaginative, une intuitio mentis des substances corporelles, comme représenta tions, comme réflexions desquelles s'offrent ces idées-images.

En vérité, les formes qui nous apparaissent, les idées-images n'ont absolument pas d'autre fonction que de représenter, d'an noncer, de désigner quelque chose qui est situé au delà d'elles mêmes; ces formes sont, en vertu de leur nature psychologique, orientées de telle sorte, que normalement elles ne retiennent pas l'attention sur elles-mêmes, mais designent, au delà de soi-même, un objet transcendant, existant formellement. Idex « rerum » tanquam a imagines » sunt (Med. 16; Cousin, I, 267). « Nos idées a ne pouvant recevoir leur's formes ni leur être vue de quelques objets extérieurs ou de nous-mêmes, ne peuvent représenter aucune réalité ou perfection qui ne soit en ces objets ou bien en nous (Cousin, VII, 376). Ainsi s'expriment deux passages bien caractéristiques. Il n'y a donc rien de surprenant à ce que, par un effet de la susdite théorie, on rencontre cliez Descartes l'affirmation, que, à l'occasion de la perception des formes, des idées-images, nous acquérons du même coup une conscience des res dont les formes idéelles sont les représentations. Il est dit par exemple dans les Méditations, que l'esprit, en même temps qu'il aperçoit les qualités sensibles de la cire (qui possèdent un esse lantum objectivum), pénètre jusqu'à la propre substance (qui possède un esse formale). La perception de celle-ci, explique notre auteur, n'est ni une perception visuelle, ni une perception tactile, ni une imagination, mais purement et sim plement une inspectio de l'esprit. L'esprit dépouille pour ainsi dire la cire de ses vēlements, les qualités sensibles, et considère toute nue la substance corporelle (Med. 13 sq. Cousin, I, 259 sq.) Les Regula parlent également de la force de conviction de l'intuition sensible, qui nous instruit de la présence d'un objet corporel avec une certitude immediate (Reg. 51, Cousin, XI, 299). On pourrait accumuler des expressions de cette sorte : on pourrait même montrer que le philo sophe admet cette connaissance non imaginative, cet acte immédiat et intellectuel d'appréhension, inspectio mentis, comme s'appliquant non seulement aux substances corporelles comme lelles, mais encore à leur position réelle dans l'espace. (Cf. Umw. I, 182 sqq.)

Nous avions commencé par la question ardue de savoir comment, selon notre auteur, la connaissance du monde extérieur, pour ne pas parler d'une preuve de son existence, était seulement possible : les formes idéelles, avec leur pur esse objectivum, semblaient s'interposer, à la façon d'un mur impénétrable, entre l'opération intellectuelle de la connaissance et les existences formelles et réelles, non seule ment du monde extérieur, mais encore du monde intérieur. La con naissance non-imaginative réalise ce qui est interdit à la connaissance imaginative, et c'est précisément la fonction de la connaissance d'imagination de fournir à notre esprit les conditions d'exercice de cette connaissance non-imaginative.

Descartes, occasionnellement, peut bien avoir apporté quelques modisicalions à la psychologie de la connaissance qui vient d'être définie, il n'y apporte pas d'altérations décisives. C'est ainsi que nous le voyons quelquefois supposer encore que la connaissance imaginative des formes qui nous apparaissent dans leur esse objec tivum entraine, outre l'intuition non-imaginative de l'opération spirituelle de la représentation, l'intuition non-imaginative d'un archétype correspondant (Med. 19; Cousin, I, 275), d'une substance placée derrière ces formes, fondant leur esse objectivum, et douée d'existence formelle. Mais son fameux doute relatif à l'existence du monde extérieur n'est pas ici sans nous arrêter. Les substances qui existent formellement, et que les idées-images désignent par leur fonction représentative propre, qu'elles révèlent (exhibent), doivent elles élre de nature corporelle? Cela n'est pas nécessaire : notre moi psychique propre, une substance incorporelle, peut être cela en quoi non formaliter mais eminenter (Princ. I, § 86. Med. 39, Cousin, 1, 331) existit aliquid quod percipimus sire quod est objective in aliqua CI nostris ideis. — Nous voyons ici en quoi consiste à la fois le fon dement psychologique solide et l'erreur de la croyance vulgaire à un monde extérieur. L'erreur consiste en ce que le profane, l'homme sans éducation philosophique, constitue hâtivement cet étre sub stantiel, qui incontestablement est à la base des modes pourvus d'un esse objectivum à titre de condition causale, avec des modes qu'il conçoit comme identiques, dans leur esse formale, aux idées-images en tant que contemplées dans leur esse objectivum. Mais cette croyance elle-même est psychologiquement très explicable : « Nous ne pouvons avoir aucune connaissance des choses que par les idées que nous en recevons, et par conséquent nous n'en devons juger que suivant ces idées » (Cousin, VIII, 572). La conclusion circonspecte de Descartes est que notre jugement sur les propriétés des choses n'est pas capable d'erreur, si nous attribuons ces propriétés aux choses en nous conformant au modèle des idées que sa termino logie appelle claires et distinctes, et qui constituent les objets de la mathématique pure. La garantie dernière de la présence d'un monde corporel doué de modes mathématiques est la véracité divine, et Dieu lui-même doit exister, parce que nous ne pouvons être la substance formellement existante ou cause, qui, en corres pondance avec la forme idéelle de notre représentation de Dieu, est nécessairement pensée par nous d'une manière non-imaginative à l'occasion de notre représentation de Dieu.

On voit quel rôle important joue encore ici, chez l'auteur des Méditations, l'hypothèse, indiquée ci-dessus, selon laquelle la per ception des formes idéelles entraine la connaissance intellectuelle non-imaginative d'une substance correspondante, formellement et réellement existante. Descartes a cependant intentionnellement dis simulé cette hypothèse : Notre conscience non-imaginative du fait qu'à toute idée-image qui nous apparait in esse objectivo correspond une substance ou une cause, in esse formali, n'est pas selon lui consé quence immédiate de la perception des idées-images; il faut un raisonnement pour nous convaincre de la présence de la substance. Ex hoc quod aliquod attributum adesse percipiamus, « concludimus , dit-il, aliquam adesse remezistentem, sive substantian cui illud tribui possit, et il fonde ce raisonnement sur le principe « quod nihili nulla sint attributa, nullæve proprietates, aut qualitates >> (Princ., II, $ 52). Mais le philosophe a lui-même confessé dans les  Regulæ le peu de valeur que possède la recherche d'une telle expo sition syllogistique de notre connaissance des substances. Si peut etre il est des gens, lisons-nous, qui nient le principe posé par l'auteur des Principes : quod nihili nulla sint attributa, et conséquem ment n'hésitent pas, sur le domaine de la pensée pure, à assigner au pur néant les attributs qui nous apparaissent in esse objectivo, ceux-là peuvent se convaincre de la présence de la substance par leur intuition immédiate, sensible et spirituelle : « Si attente reflec lant ad illam ipsam extensionis imaginem, quam in phantasia fingere conabuntur, advertent se eandem non « percipere » omni subjecto des titutan (Reg. 51, Cousin, XI, 299).

Descartes se montre donc, au cours de cette suite de raisonne ments, el si l'on excepte quelques écarts accidentels de sa pensée, dans la dépendance absolue de la scolastique. Comme la scolastique, il considère nos idées des choses extérieures comme des façons d'être dont la réalité est purement objective, et dont la fonction est de représenter une réalité qui les fonde et existe formellement. La seule différence est que selon la scolastique notre conscience saisit, d'une connaissance non-imaginative, aussi bien l'existence de cette réalité formelle en tant que telle que, en particulier, le caractère transcendant, étranger à la conscience, de cette réalité, immédiate ment au même instant où se produit l'intuition imaginative des formes idéelles représentatives; notre auteur au contraire donne souvent la forme d'un raisonnement au premier acte non-imaginatif de la conscience (celui qui s'applique à la présence d'existences for melles, qui amènent en nous les idées-images dont l'esse objectivum a sa cause dans l'esse formale de celles-là), et la donne toujours au second non-imaginatif (conscience que ces existences formelles ont le caractère d'un non-moi) : en ce second cas, il ramène la conscience de l'extériorité, comme le prouve sa preuve de l'exis tence de Dieu, au prétendu axiome, quod aliqua idea realitatem objectivam hanc vel illam contineat potius quam aliam, hoc profecto habere debet ab aliqua causa in qua tantum sit ad minimum rea litatis formalis, quantum ipsa continet objectiva (Med., 18; Cousin, 1, 274); il lui arrive ensuite de dire que sur ce principe repose toute notre croyance au monde extérieur. — Il est clair que cette manière artificielle de découper sous forme syllogistique ce qui était déjà contenu dans les notions de la psychologie scolastique, cette méthode, pour exprimer simplement d'une manière détournée le point de vue scolastique, n'était pas le vrai moyen de manifester ce qu'il avait de subversif pour la philosophie antérieure dans le doute audacieux qu'il avait soulevé sur la réalité du monde exté rieur, La pensée de la métaphysique moderne est enchaînée et dominée encore par l'ancienne psychologie; Descartes se présente à nous, ici encore, comme un scolastique, non comme le promoteur de la philosophie idéaliste.

C'est seulement dans un second ordre d'idées qu'il arriva au célèbre fondateur des théories idéalistes d'ouvrir, dans l'orgueilleux édifice de la psychologie scolastique, une brèche qui était destinée à faire tomber en ruines la bâtisse tout entière. Dans les Méditations se trouve l'affirmation, très logique lorsqu'on définit l'âme comme res cogitans, et très intéressante, que toute activité de l'âme doit être accompagnée d'une conscience de cette activité (Cousin, I, 385). Si cela est vrai, il s'offre donc aussitôt un nouveau moyen, qui peut s'ajouter aux précédents à titre d'argument indépendant, pour moni trer que notre âme ne saurait être la cause formelle des images idéelles, présentes à notre esprit in esse objectivo, de choses corpo relles. Car si l'âme tirait de soi-même cette idée-image de choses extérieures, elle devrait donc avoir en même temps conscience de cet acte créateur, comme elle a aussi conscience d'avoir produit les ideæ a nobis ipsis factæ. Au lieu de cela les impressions sensibles s'opposent d'une manière tout à fait inattendue à notre volonté, elles sont des ideæ adventitiæ qui se distinguent, non seulement par leur indépendance vis-à-vis de notre volonté, mais encore par leur sin gulière vivacité; c'est là une preuve bien nette qu'elles ont pour origine un non-moi opposé à nous (Princ. II, S 2; cf. Med. 17, 37 sq; Cousin, I, 270, 327). — Voilà une solution profondément différente de la première; et cette différence se révèle déjà dans le choix des termes qui servent à désigner les idées. Selon la première théorie, nos idées s'appelaient tanquam imagines rerum, elles avaient une fonction représentative, grâce à laquelle elles désignaient à un étre qui se distinguait d'elles et de nous. Ainsi devait naitre en nous la conscience d'autres existences que de la notre propre; et par là le profane aux jugements aveugles pouvait tenir ces existences pour différenciées entre elles par les mêmes signes distinctifs que les idées qui les représentent. D'après la nouvelle théorie, au contraire, les idées appelées maintenant ideæ adventitio ne possèdent absolu ment aucune relation naturelle à une existence transcendante. Par le fait seul qu'elles se manifestent comme indépendantes de nous et de notre libre arbitre, nait en nous, sans difficulté, fondée sur un rai sonnement de l'effet à la cause, la connaissance d'existences extérieures qui les produisent. Ce n'est pas par les idées aperçues in esse objec tivo, c'est en vertu de leur indépendance relativement au vouloir que surgit en nous la conscience non-imaginative de certaines causes extérieures correspondantes. La forme non-imaginative de la con naissance, qui dans la scolastique marchait toujours de front avec la forme imaginative, en est ici nettement séparée, les idées sont privées par une main audacieuse de leur fonction représentative. Les idées sont toujours des images, mais des images qui désormais ne signifient plus rien; de telles images idéelles ont beau apparaitre à notre esprit in esse objectivo, la croyance à l'existence d'une chose extérieure correspondante ne surgit pas davantage : c'est ainsi que la représentation de l'idée donnée à nous in esse objectivo, d'un Pégase par exemple, ne suscite pas la croyance à une chose exté rieure correspondante, mais c'est seulement une expérience psycho logique tout à fait nouvelle et indépendante de la précédente, expé rience psychologique de l'indépendance de certaines idées par rapport à notre volonté, qui suscite en nous la croyance, connais sance non-imaginative, d'existences non seulement formelles, mais encore extérieures en même temps que formelles (tandis que la connaissance non-imaginative de nous-mêmes, de notre propre activité perceptive se lie par réflexion avec l'intuition de l'idée-image rendue représentable par cette activité, d'après le principe que l'ame doit avoir conscience de toutes les manifestations de son acti vité).

Ici encore, aux termes de cette nouvelle théorie, notre philosophe trouve à reprendre à l'impatience de l'entendement vulgaire trop disposé à juger d'après le principe causa æquat effectum. C'est une opinion qui ne vient que trop aisément à l'esprit, que ces choses extérieures hypothétiques, requises par une induction allant de l'effet à la cause, produisent potius suas similitudines que toute autre chose dans l'âme (Med. 17; Cousin, I, 270); mais l'identifica tion du rapport d'effet à cause avec le rapport de copie à original n'est en aucune façon nécessaire. On montre par des expériences multiples combien different souvent les idées conçues comme effets des choses extérieures qui les causent. Si on touche légèrement avec une plume un enfant qui dort, l'idée du chatouillement nait en lui; or, nul ne saurait affirmer alors que l'idée du chatouille ment, qui se forme dans nos pensées, soit identique à l'objet qui en est la cause. Là où nous entendons des sons, il n'y a dans le monde extérieur que des ébranlements de l'air, qui frappent notre tympan; et toutes nos idées sensibles doivent de même, d'après Descartes, être considérées comme des effets qui naissent dans notre esprit, sitôt qu'il subit l'influence de causes extérieures, sans avoir aucune ressemblance avec celles-ci (Cousin, V, Monde, chap. 1).

On ne saurait méconnaitre les difficultés que soulève la doctrine, ainsi esquissée, de la connaissance du monde extérieur. Elle suppose deux conditions : la première, que nous n'acquérons pas la repré sentation d'un étre distinct de nous, avant d'être parvenu à la con science de notre volonté propre, et la seconde, que nous sommes de très bonne heure capables d'appliquer la loi de causalité. D'ailleurs elle laisse régner l'obscurité sur la question de savoir pourquoi nous ne prenons pas aussi prétexte des sentiments, qui surgissenten nous d'une façon aussi indépendante que les impressions sensibles, pour conclure å des choses extérieures, et attribuer à celles-ci des pro priétés conçues sur le modèle des sentiments. Malgré ces difficultés, la nouvelle théorie est infiniment supérieure à la première scolas tique encore, sur la connaissance du monde extérieur. La sup position tacite de choses extérieures, qui est partout à la base de la psychologie scolastique de la connaissance, est, une fois supprimée la fonction représentative des idées, mise à l'écart, non pas verbale, d'une façon mais effective et définitive. Auparavant le travail que le doute cartésien rendait nécessaire par le fait qu'il partait du moi. pour arriver, en commençant par les idées, à une preuve de l'exis tence des choses, était condamné à tourner dans un irrémédiable cercle vicieux : car les idées se révélaient immédiatement, comme idées des choses existantes, elles formaient un trait d'union de l'esprit avec le monde de l'au-delà et le saisissaient, avant que nous pus sions nous en enquérir; partir des idées. in esse objectivo, était déjà atteindre les choses, in esse formali. Maintenant, aux termes de la nouvelle théorie, les idées ne se révèlent plus que comme idées, uniquement comme idées; partir des idées ne signifie plus atteindre par là même les choses, mais on peut en rester aux idées, sans qu'il existe des choses. Le doute métaphysique sur l'existence du monde extérieur a trouvé une psychologie qui lui est adaptée. Ce doute est autorisé, bien plus, est exigé par la nature des idées, réduites å elles-mêmes, et c'est seulement sur le fondement d'expériences autres que celle par laquelle une réalité objective nous apparait, que la certitude non-imaginative de la réalité de choses transcen dantes, douées d'une existence formelle, peut être déduite.

Par cette solution du problème, l'idéalisme des temps modernes est devenu possible. Après que, en effet, les Méditations eurent coupé court au mélange scolastique de la connaissance imaginative des idées existantes in esse objectivo avec la connaissance non-imagina tive des choses existantes in esse formali, après que les deux modes de connaissance que la scolastique tenait dans un lien indissoluble de dépendance réciproque eurent été séparés profondément en deux actes parfaitement indépendants l'un de l'autre, parce que condi tionnés par une expérience psychologique particulière, deux voies, dans deux directions opposées, s'ouvraient à la psychologie; la com paraison du faisceau de bâtons, qui, tant qu'ils sont unis, résistent aux efforts faits pour les briser, mais cèdent aisément lorsqu'ils sont séparés, put trouver son application. L'effort des temps qui suivirent dut tendre à détruire l'un des deux termes, soit la connaissance imaginative des idées, de ce qui existe in esse objectivo, soit la con naissance non-imaginative des choses, de ce qui existe in esse formali, - dans les deux cas à corriger la dualité non psychologique, et sub sistante chez Descartes, de deux modes de connaissance (une con naissance imaginative et une connaissance non-imaginative) par l'hy pothèse d'un mode unique de connaissance (tout est connu par imagi nation, ou bien tout est connu d'une connaissance non-imaginative). C'est le caractère de l'idéalisme postérieur à Descartes qu'il a rayé les existences formelles, dans la mesure où, au point de vue métaphy sique, il a nié l'cristence d'un monde des corps, formellement exis tant (Berkeley), ou d'un monde des esprits, formellement existant (de nos jours Avenarius), et où, au point de vue psychologique, il a déclaré l'un et l'autre inconnaissables (Hume, Kant'). --- Nous con naissons, par intuition imaginative, des idées, et, grâce à la relation représentative naturelle des idées à des choses en soi, nous connais sons avec le concours de la connaissance imaginative elle-même, par un mode de connaissance non imaginatif, les choses en soi : voilà la psychologie de la scolastique. Nous connaissons, par un mode de connaissance imaginatif, les idées, et, en nous fondant sur certaines expériences psychologiques (par la perception de soi d'une part, par l'expérience de l'indépendance des ideæ adventitice vis-à-vis de la volonté d'autre part), indépendamment de cette connaissance imagi native et à côté d'elle, nous connaissons d'une manière non-imagi native les choses en soi : voilà la psychologie cartésienne de la con naissance. Nous connaissons seulement des idées et ne connaissons en aucune façon les choses en soi : voilà la formule rigoureuse de la psychologie moderne et idéaliste de la connaissance. Le mode imaginatif de connaissance par les idées a, dans ce développement, dans le grand courant de la philosophie moderne, absorbé le mode non-imaginatif de la connaissance, l'a repoussé du champ de bataille.

Mais, dans le système fondamental de Descartes, la seule note qui retentisse n'est pas celle de l'idéalisme. Ce n'est pas seulement l'extirpation de la connaissance non-imaginative au profit de la connaissance imaginative, c'est encore – autre impulsion à des développements philosophiques nouveaux – l'extirpation de la connaissance imaginative au profit de la connaissance non-imagi native qui se trouve préparée chez lui. L'idéalisme a, cela est vrai, dans la mesure où il a érigé un édifice logiquement cohérent avec une connaissance uniquement et exclusivement restreinte à des images, ideæ, &ion, formes, détruit le vieil édifice scolastique qui reliait les images à la réalité, et mis à la place un nouvel édifice, on serait tenté de dire une prison, de notre connaissance. Mais cet édifice, pour moderne qu'il apparaisse, n'est cependant pas encore pleinement moderne. Des deux ordres de matériaux scolastiques, appelés l'un l'esse objectivum, l'autre le representare des idées, l'un seulement cesse d'être appliqué à la constitution de la psychologie de la connaissance. Le repræsentare, la signification de l'image, qui renvoie, par delà l'image, à un autre terme transcendant, est sous trait aux objets de notre connaissance. C'est eux-mêmes, et non pas quelque chose d'autre, quelque chose de distinct d'eux, que manifestent, d'après la psychologie de l'idéalisme, les objets de la connaissance qui nous apparaissent. Mais l'autre classe de mató riaux scolastiques est conservée intacte dans le système de l'idea lisme; ces objets qui flottent devant notre connaissance ne sont pas affranchis de leur esse objectivum emprunté à la psychologie scolas tique : l'être qui leur appartient, c'est toujours non un être formel, réel, mais un étre qui se termine au paraitre, au percipi, un être que le miroir de l'opération de connaissance suppose comme un scheme inessentiel, et qui s'évanouit lorsque l'opération de con naissance s'évanouit. Les images qui, selon la psychologie de la connaissance de l'idéalisme, apparaissent au sujet connaissant ne signifient plus rien, mais elles sont demeurées des images, des schemes, des ombres, incapables de cette existence formelle, réelle. En d'autres termes, la scolastique n'est pas encore complètement dépassée, et la psychologie de la connaissance, incapable enfin même de parler des opérations, à plus forte raison des sujets de la connais sance, ne sauraient comme celles-ci, en tant qu'existences formelles et réelles, jamais avoir un esse ohjectivum, c'est-à-dire devenir des objets de connaissance, s'abime dans un chaos de confusion et d'obscurités. La psychologie de la connaissance ne devient libre de toute scolastique que si la seconde classe aussi des matériaux employés par la scolastique, la constitution purement imaginative des objets de la connaissance est jetée de coté, que si toute connais sance est, d'une connaissance imaginative de l'esse objectivum, trans formée en une connaissance non-imaginative. La troisième des formes que l'on distingue dans la psychologie cartésienne de la connaissance, est une ébauche de cette idée.

Dans les premières années de notre vie, lisons-nous dans les Principes, l'ame n'a pas encore rattaché les idées à des choses exté rieures; elle n'a encore qu'éprouvé du plaisir et de la douleur, et en outre perçu des qualités sensibles, qui, comme les sons, la chaleur, le froid, la lumière, les couleurs, ne représentent aucun étre fixe, exlé rieur à nos pensées. Enfin elle observait aussi des grandeurs, des figures, des mouvements, qu'elle ne prenait pas pour des sentiments, mais pour des choses ou pour des modes des choses, qui existaient ou pouvaient exister hors de nos pensées (Pr. I $ 71). Il est dit expres sément ici, au sujet des qualités mécaniques, qu'à elles prises en soi appartient le caractère de la transcendance, de l'extériorité. Elles doivent être telles que désormais, avant que l'entendement puisse faire un raisonnement de l'effet à la cause, elles se donnent à l'âme comme des choses, c'est-à-dire comme douées de la faculté d'exister indépendamment de la pensée. Mais alors, d'après les distinctions même du philosophe, l'intuition n'en saurait être une intuition ima ginative. Ce qui est objet d'intuition imaginative, ne possède, une fois pour toutes, qu'un esse objectivum, une existence qui se termine au percipi, c'est-à-dire une chose pensée, qui dans la mesure où elle est objectivement dans l'entendement n'est tenue par per sonne pour une chose réelle et formellement existante (Resp. 53; Cousin, 1, 370 sq.) C'est précisément la possibilité d'un tel mode formel d'existence qui, dans le passage ci-dessus des Principes, est affirmée des qualités mécaniques : preuve suffisante qu'il s'agit non d'une connaissance imaginative, mais bien d'une connaissance non imaginative, quand bien même elle serait sensible, de ces choses. La connaissance non-imaginative que Descartes assigne d'habitude à l'entendement pur, ou à la perception de soi identifiée par lui à l'entendement pur, s'est appliquée aux sens eux-mêmes, a attiré dans son domaine la perception sensible elle-même. Les qualités, présentes à notre perception sensible, de l'étendue, de la grandeur, de la figure, du mouvement, ne sont pas, comme cela est générale ment vrai des qualités chez notre auteur, de simples images de qua Jités, douées d'un pur esse objectivum, mais des qualités réelles, douées d'un esse formale, ou du moins pourraient étre cela. D'après cette troisième théorie, les données sensibles dont nous avons l'in tuition ne contiennent pas de signe indicateur de quelque chose d'autre, qui en serait distinct, elles n'ont plus à remplir une fonc tion mystique de représentation, sous la dénomination ideæ tan quam imagines rerum. Nous n'avons pas besoin non plus, au prix d'un pénible labeur intellectuel, en nous fondant sur ce que ces données sensibles, baptisées ideæ adventitiæ, sont indépendantes de notre volonté, de deviner enfin, d'induire leur origine extérieure, et de la rapporter tardivement à des choses extérieures, à titre d'effets de ces choses. Non, ce sont elles-mêmes qui, sous le nom de modes mécaniques, sont le monde extérieur, elles le sont et elles n'ont plus besoin d'être rapportées à quelque chose d'extérieur, à plus forte raison ne renvoie pas naturellement à un terme transcendant. La connaissance non-imaginative du réel, du formellement existant, s'est communiquée à ces propriétés sensibles, a refoulé, repoussé la connaissance imaginative; direction d'autant plus naturelle pour notre philosophe, qu'il confondait souvent les limites entre la connaissance intellectuelle non-imaginative et la connaissance sen sible imaginative. (Cf. Umw., II, 86 sqq.)

Faisons-y attention! Descartes professe, dans le passage des Prin cipes qui nous intéresse, que l'âme perçoit la grandeur, la figure, le mouvement, comme des modes tels qu'ils existent ou peuvent crisleren dehors de nos pensées. La restriction est sage, très sage. Ce n'est rien moins que son célèbre doute de l'existence du monde extérieur, sa propre identification des objets de nos sens avec les objets du reve, qui nous interdit de supposer, comme fait la conscience vulgaire, instinctivement, la réalité des objets de nos sens et de notre entende ment représentés dans une connaissance non-imaginative. Les objets de notre connaissance peuvent être des existences réelles, eux-mêmes, et non quelque chose qui en serait distinct. Mais, si nos objets de connaissance, et en première ligne nos objets de perception, sont des existences réelles, nul homme ne le sait : car nous n'osons plus aujourd'hui démontrer l'existence du monde extérieur avec la même témérité juvénile que jadis Descartes. Ou bien ils sont tout le monde extérieur lui-même (ou s'il s'agit des objets de connaissance de la perception interne, le monde intérieur lui-même), ou ils ne sont rien absolument, un rien réel, non pas une image du rien, non pas forma quædam qui, avec leur esse objectivum, profecto non nihil sunt (Med. 19), mais radicalement rien ! Voilà la grande pensée que, trois cents ans après le jour où Descartes l'exprima si remarquable ment, une nouvelle psychologie, la psychologie réaliste de la con naissance, commence à reprendre. Peut-être tout ce que nous pen sons est-il un tel rien réel, comparable aux qualités sensibles des couleurs, des sons, des parfums, des saveurs, dont le néant est affirmé par le passage ci-dessus des Principes, où Descartes accorde aux grandeurs, aux figures, aux mouvements, objets d'une percep tion sensible, la possibilité d'une existence formelle et réelle. Le scepticisme trouve ici un champ d'action qui, s'il est vaste, n'est pas sur. Car l'autre hypothèse, selon laquelle parmi les objets per çus, représentés, pensés par nous, il en est qui existent réellement comme ils sont perçus, représentés, pensés, d'une existence qui appartient à eux-mêmes et non à quelque chose qui en soit distinct, en d'autres termes l'idée que la réalité est connaissable, a été non repoussée, mais tout au contraire admise par la psychologie réaliste de la connaissance. Selon la psychologie idéaliste de la connaissance toute notre connaissance était liée aux images, emprisonnée dans les images, restreinte aux images : percevoir et percevoir des images, se représenter et se représenter des images, penser et penser des images, c'était une seule et même chose. Image, objet de connais sance, cela signifiait quelque chose qui, par nature, ne peut être en dehors de la connaissance, dont l'esse se termine au percipi, dont nous ne savons même pas s'il reproduit quelque être non pensé tel qu'il est, puisque l'idée même de l'étre ne nous donne jamais l'étre, mais seulement une image de l'étre. Nous sommes par là irrémé diablement exclus du spectacle de la réalité, et, en dernière analyse, de la réalité même de nos propres opérations intellectuelles. Tout à l'inverse, d'après la psychologie réaliste de la connaissance, toute notre connaissance est non pas imaginative, mais non-imaginative; en conséquence nous ne nous représentons jamais l'image d'une chose, mais toujours ou bien la chose elle-méme, ou bien le néant absolu; le connu ou bien possède l'existence formelle indépendante de nos pensées, ou ne possède absolument aucune existence, même pas un esse objectivum, qui serait constitué seulement par nos pen sées. C'est, aux termes de cette théorie, la nature de nos phéno mènes de représentation, nature non susceptible d'une déduction psychologique, mais donnée en fait, qu'ils tendent toujours, soit qu'on les appelle perception, soit qu'on les appelle représentation ou pensée, vers quelque chose qui, en tant qu'il existe soit psychologi quement, soit physiquement, ou n'existe absolument pas, ou est situé en dehors des phénomènes de connaissance eur-mêmes; mais les opéra tions de connaissance ne tendent pas à quelque chose qui ne se trouve constitué, ne nait in esse objectivo, que dans la mesure où il est représenté par un phénomène de connaissance.

Les deux systèmes épistémologiques, idéalisme et réalisme, ont été rendus possibles par la révolution opérée par la philosophie de Descartes contre la métaphysique scolastique et relèvent d'elle. Dans cette philosophie la connaissance imaginative et la connaissance non-imaginative jouent encore un rôle également considérable. Trois cents ans de progrès philosophique se sont depuis lors écoulés; ils ont successivement vu fleurir et vu se flétrir système sur système de cet idealisme, né de la doctrine cartésienne de la connaissance ima ginative. Appartiendra-t-il au siècle qui vient, au XX° siècle, de cueillir l'autre fruit de l'arbre que Descartes a planté, le fruit plus mur d'une doctrine approfondie de la connaissance non-imaginative,

la psychologie réaliste de la connaissance?

II. SCHWARZ, Privat Docent à l'Université de Halle.


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