LES ANTÉCÉDENTS

 Première partie. 

VALEURS, ÉTATS D’ÂME 

Chapitre I  

LES ANTÉCÉDENTS 

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L'âge romantique, au point de vue psychologique, moral, esthéti que et religieux, est le temps de la première personne, le temps du je,  qui peut être couplé avec le tu, et qui, associé à d'autres je, peut cons tituer un nous, dont la revendication donne à l'espace social et politi que des colorations nouvelles. L'expérience humaine s'organise autour  de cette préoccupation dont dépendent le bonheur ou le malheur, la  santé ou la maladie de celui qui se donne pour tâche majeure la prise  en charge de sa vie personnelle, foyer des significations et des valeurs  naturelles et surnaturelles. 

Le je, le moi, la première personne, ne sont pas absents des âges  antérieurs de la culture. La littérature, la philosophie ont pour heu  d'origine et pour aboutissement la conscience de soi. La vie intellec tuelle et spirituelle, la recherche esthétique présupposent une élucida tion des rapports de l'homme avec l'univers dans lequel il se trouve  englobé. L'enjeu est la recherche d'un équilibre vital, cautionnant la  pensée et l'action de l'individu. Mais l'homme hésite à se situer au  point origine ; conscient de son insuffisance, il se contente d'une place  secondaire, laissant à la divinité la région centrale d'où rayonne la  gloire de l'Etre.

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L'anthropologie culturelle tend à déterminer l'emplacement recon nu à l'être humain au sein de la réalité globale. Dans la mentalité ar chaïque, le primitif n'a pas conscience d'être doté d'une existence in dépendante au sein de la communauté ; sa vie, sa mort ne lui appar tiennent pas en propre ; il bénéficie d'une participation au clan ou à la  

tribu, sans s'opposer aux autres, dans le confinement d'une solitude  dont la possibilité ne figure pas parmi les dimensions spirituelles du  domaine préhistorique. Le développement des civilisations antiques  jusqu'à l'épanouissement du classicisme hellénistique jalonne une  odyssée de la conscience de soi, décisive pour l'avenir de la culture  occidentale. L'art, la littérature, la philosophie des Grecs et des Ro 

mains perpétuent une image de l'homme idéal, modèle pour la forma tion de la personnalité à travers les siècles, de Plutarque à Winckel mann et à Goethe. Cette éducation de l'homme européen, de Platon et  saint Augustin jusqu'à [18] Erasme et Montaigne, procède à une esti mation de l'être humain, en fonction des réaménagements du sens de  la vérité. Toute variation dans la conception de Dieu et dans l'ordre du  monde a pour corollaire une nouvelle figure de l'homme ; sa présence  dans l'univers, la place qu'il y occupe et la fonction qu'il exerce chan gent de signification. 

Dans l'anthropologie médiévale, dominée par la scolastique chré tienne, la synthèse dogmatique des théologiens articule l'échelle des  êtres selon le dynamisme ascensionnel de la grâce ; la créature procè de de la volonté toute-puissante du Créateur ; elle s'ordonne dans le  temps en fonction de l'éternité divine, qu'elle est appelée à rejoindre  au prix d'une ascèse de renoncement à la volonté propre et d'union à  Dieu. L'humanisme renaissant, fort de son ressourcement dans les  œuvres antiques, refuse l'aliénation théologique ; à l'école du classi cisme hellénique, il réhabilite l'être humain, dont l'éminente dignité  fait non pas le rival, mais l'émule de Dieu, un dieu du second rang à  l'image de Dieu ; homo alter Deus, homo secundus Deus, créateur de  l'univers de la civilisation esthétique et technique. Le déterminisme de  la prédestination théologique laisse place à l'initiative de l'être hu main, capable de prendre en charge la responsabilité d'aménager le  monde et de se modeler lui-même, selon l'exigence de ses propres as pirations. 

La Réformation, dans ses intentions premières, exprimait le désir  d'autonomie de l'homme religieux, soucieux de se libérer du carcan 

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des autorités hiérarchiques et des constructions conceptuelles de la  scolastique ; l'individu affirme son désir d'un contact direct avec le  Dieu de la Révélation ; dans l'expérience même de sa démesure, il dé couvrira le sens de la grâce. La réaction romaine du Concile de Trente  durcit les positions affrontées ; on peut en faire dériver les écoles nou velles du baroque européen et du classicisme français de Versailles.  La transcendance reprend ses droits ; elle refoule les sollicitations  dangereuses de l'humanisme ; la religion catholique masque son rai dissement dogmatique sous les couleurs tendres et les formes précieu ses d'un décor d'opéra. Refusant ces mignardises, l'école de Versailles,  suivant la voie ouverte par la métaphysique de Descartes, construit un  nouvel univers solidement garanti par une armature ontologique. Les  réquisitions de la doctrine chrétienne font alliance avec la transcen dance rationaliste. Sous le patronage du Grand Roi qui trône à Ver sailles se constitue l'harmonieuse alliance de la dogmatique religieuse  avec la dogmatique politique, esthétique et philosophique. Bossuet,  prophète de la nouvelle foi, la défendra contre les menaces qui s'an noncent. Le Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même propo se la figure de l'individualité catholico-cartésienne, soumise à la loi de  Dieu et à celle de la raison, ce qui la soustrait aux tentations satani ques du libre examen. L'homme de Bossuet se soumet aux comman dements de l'Eglise, exactement comme il obéit aux ordres du Roi et  aux normes de la Raison. Il est pleinement conscient d'incarner l'uni versalité humaine, autre catholicité, selon la formule de Vincent de  Lérins : quod ubique, quod semper, quod ab omnibus. Le classicisme  de Versailles se pare des prestiges du consentement universel, sieur  erat in principio et nunc et semper et in saecula saeculorum. 

[19] 

Mais cet homme inamovible, ancré dans une transcendance définie  une fois pour toutes, n'est que la fiction d'une époque privilégiée où  quelques individualités de génie, soumises aux pressions les plus for midables, s'avèrent capables de s'en faire un tremplin. La lassitude  vient, et l'usure des absolus politique, religieux et esthétique ; déjà  Bossuet, dans ses derniers temps, dénonce avec angoisse la montée  des périls, l'apparition d'une nouvelle espèce humaine, qui résiste à ses  excommunications. Le XVIIIesiècle européen est caractérisé par le dé périssement de l'ontologie, par l'euthanasie de la théologie, selon la  formule de Leslie Stephen. L'homme des Lumières a perdu cette assu-

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rance transcendante, cette consistance substantielle qui donnait son  assiette au type humain de l'âge précédent. « Nous n'avons aucune  

idée d'une substance » 1 

, prononce David Hume, ruinant l'immense  

effort de la métaphysique classique, édifiée par Descartes, Spinoza et  Leibniz. Avant lui déjà, Locke, dans son Essai philosophique concer nant l'entendement humain (1690), avait renversé les fondements de  toute ontologie grâce à une critique sagace de l'innéité des principes  de la connaissance. L'homme qui vient au monde n'apporte pas avec  lui une dotation d'idées fondamentales à partir desquelles se déduirait,  avec l'aide de l'expérience, la totalité du savoir. Il ne suffit pas, pour  découvrir son identité, de s'enfermer dans une chambre bien chauffée,  et de passer son esprit en revue, tel qu'il a été constitué de tout temps à  jamais sur un modèle uniformément applicable aux individus pris un  par un. 

L'esprit humain, comparé par Locke à une page blanche, se définit  comme le lieu d'inscription et de recoupement d'informations venues  du dehors. Naguère point d'ancrage par la vertu d'un accès direct à la  divinité, la conscience n'est plus qu'un répertoire de données à partir  desquelles se constitue un ordre précaire calqué sur l'assemblage des  réalités extérieures. L'homme subit la loi des choses sans trouver en  lui-même un principe de justification assuré ; l'identité personnelle se  réduit à un coefficient d'appropriation affectant les diverses sensa tions. Le nouveau modèle de l'individualité se trouve esquissé dans la  parabole fameuse, due à Condillac, de la statue s'éveillant à la vie au  parfum d'une rose. À partir de ce degré zéro de la connaissance se  construira dans l'esprit récepteur l'édifice entier du savoir, exposé dans  cette Encyclopédie dont l'auteur du Traité des Sensations est le maître  à penser. L'empirisme sensationniste donne la préséance aux apports  du monde extérieur sur le sens interne et sur l'activité autonome de  l'esprit. La présence au monde, dictée par l'évidence des faits, possède  un droit de priorité sur la présence à soi-même. La vérité fait mouve ment du dehors au-dedans ; elle inscrit sur la surface réfléchissante de  la conscience les alignements des séries causales, prototypes de l'intel 

ligibilité ; l'enchaînement des phénomènes, convenablement analysé,  

  

1 David HUME, Traité de la nature humaine, trad. M. David, Alcan, 1912, p.  285. 

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modèle l'ordre des pensées ; on dira plus tard que la conscience est le  « miroir » ou le « reflet » de la réalité. 

L'individu n'est plus dès lors qu'un sujet d'inhérence pour une véri té qui ne lui appartient pas, point d'application, parmi les autres, d'un [20] univers du discours commun à tout le monde. De là une anthro pologie de l'im-personnalité ou de la dé-personnalisation. Le déséta blissement ontologique de la réalité humaine dépouille le sujet du dis cours de son statut privilégié. Privée de consistance et de cohérence,  

la conscience qu'il peut avoir de sa permanence n'est qu'une impres sion confuse, contredite par des évidences opposées. Locke avait sou ligné la fragilité de l'identité personnelle. Hume, qui ambitionne d'être  le Newton de l'espace du dedans, radicalise la critique. Sa géographie  mentale organise le territoire de la conscience selon les lois de l'asso ciation des idées, transposition, à l'usage interne, du système newto nien de l'attraction entre les phénomènes physiques. L'attraction, se lon Newton, n'est qu'un mot, un flatus vocis, qui ne doit pas dissimuler  notre ignorance de la nature intrinsèque et du pourquoi de l'ordre des  choses. De même, le sujet, le substrat de l'association des idées, nous  demeure inconnu, simple désignation qui ne met en cause aucune es sence. 

« Quand je pénètre le plus intimement dans ce que j'appelle moi même, je tombe sur quelque perception particulière, ou quelque autre,  de chaleur ou de froid, de lumière ou d'obscurité, d'amour ou de haine,  de douleur ou de plaisir. Je ne puis jamais, à aucun moment, me saisir  moi-même sans perception, et jamais je ne puis observer autre chose  que la perception. Quand, pendant un certain temps, mes perceptions  sont supprimées, comme il arrive par l'effet d'un profond sommeil,  aussi longtemps je suis sans conscience de moi-même, et l'on peut dire  

à bon droit que je n'existe pas » 2 

. La vie personnelle d'un individu se  

connaît elle-même comme une suite, parfois continue, parfois dis continue, d'accidents sans sujet, dont la succession obéit à des normes  dégagées après coup de l'observation des faits mentaux. Délestée de  son assise ontologique, l'individualité s'apparaît à elle-même comme  problématique ; elle doit chercher dans l'ordre des choses les principes  de sa propre intelligibilité ; le domaine intime ne lui propose que  

  

2 HUME,  

Traité de la nature humaine, livre I, 4epartie, section 6, trad. M.  

David, Alcan, 1912, p. 305. 

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confusion et illusion. Les réalités extérieures, étudiées selon les nor mes de la philosophie expérimentale, fournissent les principes d'une  hygiène où l'on trouvera remède à l'ennui, aux inquiétudes sans fon dement de celui qui se laisse tenter par les mirages de la subjectivité.  La nouvelle conscience de soi met en œuvre le courage de l'esprit, ré solu à exorciser les fantômes, à cultiver le jardin des certitudes modes tes, oubliés les horizons chimériques des utopies métaphysiciennes et  leurs vaines consolations. 

Descartes, théologien de la vigilance rationnelle, soutenait que  l'âme pense toujours, en état d'éveil même chez l'enfant encore à naî tre, dans le ventre de sa mère. Hume se reconnaît incapable de donner  au mot âme un sens précis ; les récurrences du sommeil suspendent la  conscience de soi, et réduisent l'existence personnelle à une ligne en  pointillé, jalonnée d'interruptions quotidiennes. Le moi se trouve ré duit à une réalité évanouissante, logée dans les intermittences du  sommeil et de la veille. Fontenelle, quasi centenaire, converse avec  une dame presque aussi âgée [21] que lui. « Le bon Dieu nous a ou bliés », dit la dame. Fontenelle se contente de répondre : « Chut ! ».  Le sage Locke, le bon David Hume, le souriant Fontenelle, Condillac,  d'Alembert, Condorcet, mais aussi Lessing et Kant, Mendelssohn,  Christian Wolf, Nicolai, mènent le bon combat pour le triomphe des  Lumières, mais le plus souvent avec une modération nuancée d'ironie,  ou encore avec une discrétion facilitée par le voile de l'anonymat. « Je  voudrais bien être le confesseur de la vérité, note Montesquieu ; non  

pas le martyr » 3 

. Il ne serait pas juste de ne voir dans ce propos que la  

profession de foi égoïste d'un homme soucieux avant tout de sa sécuri té. Le martyr, dans l'exaspération de son sacrifice, fausse le sens de la  vérité qu'il affirme. La vérité universelle est incompatible avec l'exas pération du discours et la violence de la pensée. Un proverbe arabe  confirme que l'encre des savants est plus précieuse que le sang des  martyrs. L'homme des Lumières, qui réprouve les croisades engen drées par le fanatisme de la chrétienté, n'admet pas qu'il puisse exister  des guerres saintes ; la sainteté d'une cause, quelle qu'elle soit, est  déshonorée par le recours à la force.

  

3 MONTESQUIEU, Mes Pensées, 88 ; Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t.  I, p. 997.  

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Si l'on en croit Locke et Fontenelle, Lessing et Montesquieu, Vol taire et Kant, le but lointain de l'éducation personnelle et collective  serait de réduire à la raison la personne, et l'humanité tout entière. La  matrice de toute vérité est un présupposé de totalité, dont l'ambition  serait de soumettre à l'obéissance d'une norme unitaire l'ensemble des  pensées, des comportements et des phénomènes. D'où la fascination  exercée par la synthèse newtonienne, que la plupart des théoriciens  rêvent d'imiter dans leur domaine particulier ; encyclopédie, cosmopo 

litisme, science de la nature ou science de l'homme, psychologie, his toire, législations et constitutions, autant d'entreprises visant à l'uni versalité dans l'uniformité. L'envergure mentale est atteinte grâce à un  nivellement qui raccourcit les distances, supprime les différences en tre les individus, les peuples, les périodes de l'histoire, livrés à la juri diction d'un système unitaire. La totalité des individus, des phénomè nes et des événements doit être rassemblée dans le plus petit espace  possible, par exemple dans le microcosme de l'Encyclopédie, lequel  n'est lui-même qu'une étape sur le chemin qui, de réduction en réduc tion, mènerait jusqu'à la découverte suprême de l'équation de l'univers.  « L'univers, affirme d'Alembert, pour qui saurait l'embrasser d'un seul  point de vue, ne serait, s'il est permis de le dire, qu'un fait unique et  

une grande vérité » 4 .  

Nivellement général : la réalité se propose au regard de l'esprit en  projection planimétrique, les êtres et les choses rangés, partes extra  partes, selon un ordonnancement euclidien. La priorité reconnue au dehors sur le dedans, à l'extériorité sur l'intimité, justifie le caractère  spatial de l'intelligibilité dominante. Les faits physiques et mentaux  obéissent aux principes qui président à l'alignement des corpuscules  matériels dans [22] l'univers newtonien ; la notion métaphysique de  cause est remplacée par la notion mathématique de relation. Une fois  réalisée l'axiomatisation de l'espace mental, l'esprit humain disposera  d'un immense terrain de parcours unifié, par rapport auquel il se trou 

vera juge et partie, arbitre et opérateur ; le savoir technique autorisera  une pratique réformatrice aux possibilités quasi illimitées. L'espérance  baconienne, qui appelait l'homme à devenir maître et possesseur de la  nature en l'organisant à son profit, est le mot d'ordre du siècle éclairé.  

  

4 D'ALEMBERT, Discours préliminaire de l'Encyclopédie, 1751, I ; Gon thier, 1965, p. 41. 

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L'esprit humain, découverte la loi du développement, contribuera à  hâter l'avènement prévisible de l'avenir. L'âge des Lumières envisage  l'instauration d'une ère cosmopolitique de paix universelle et de justi ce, où les hommes pourront jouir ensemble des fruits de la civilisa tion. 

Le triomphalisme de l'intellect cautionne cette mentalité euphori que et optimiste qui se reconnaîtra dans la première révolution de  France, la révolution réformiste de 1789-1791. Mais le triomphe des  Lumières n'est atteint qu'au prix de cette diminution capitale de l'indi vidualité, dont la théorie a été formulée par Locke, Hume et Condil lac. Tout obstacle à l'exigence newtonienne de l'universalité, toute  marque de discordance doivent être considérés comme un empêche ment à l'avènement de la vérité universelle ; la singularité est un péché  contre l'esprit. L'homme des Lumières accepte l'amortissement de son  existence propre, dissoute dans les circuits de l'intelligibilité globale.  Son moi n'existe, selon Locke et Condillac, que par réverbération de  l'environnement, en sorte que, moins sûr de soi que des choses et de  leur ordre, il en vient à douter de soi-même. S'il ferme les yeux, il  s'évanouit ; il se prouve sa propre existence en agissant pour construi re un univers à la ressemblance de l'intellect. Mais si chaque homme  vient au monde comme un écho de l'environnement, comme la réalité  matérielle est la même pour tous, il s'ensuit que les individus sont,  pour l'essentiel, identiques les uns aux autres, et substituables, ce qui  permettra de parler des droits de l'homme en général. Les seules diffé rences auraient leur origine dans la diversité spatio-temporelle des  emplacements où les diverses consciences se sont éveillées à la réali té, mais ces coefficients extrinsèques ne sauraient entraîner que des  différences subalternes. 

Tout ce qui, dans la culture du XVIIIesiècle, tend à mettre en hon neur l'individualité, à lui donner valeur et validité, ne peut être mis au  compte de l'homme des Lumières. Les drames vécus par Clarisse et  Paméla, par Manon Lescaut et son chevalier servant, par Julie et par  Werther se situent dans un autre secteur du siècle. L'homme des Lu mières ne meurt pas d'amour, car les ravages de la passion lui sont  étrangers ; il ne se suicide pas, parce que le suicide atteste une exalta tion pathologique de l'individualité. Plaisirs et peines, s'ils ne sont pas  rejetés en bloc, s'inscrivent dans une comptabilité en partie double,  régie par un calcul utilitaire ; au bout du compte, on acceptera pour 

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norme le plus grand bonheur du plus grand nombre ; une modération  tempérée de raison triomphe de tous les égarements. 

Le primat de l'universalité sur la singularité réduit chaque sujet à  représenter l'affleurement d'une pensée universelle, qui ne fait pas [23] acception de personnes. Significatif, le goût du siècle pour la  grammaire générale, ou grammaire philosophique, souvent liée avec  le thème de la langue universelle, elle-même coordonnée avec le souci  de l'unité cosmopolitique de l'humanité. Le sujet humain s'identifie  avec le sujet grammatical de l'univers du discours, dont on s'efforce de  mettre en lumière la priorité. Le structuralisme contemporain a remis  à la mode la linguistique des Lumières, dans la mesure même où il  s'imagine avoir découvert la non-existence de la première personne.  Lorsqu'ils enseignaient l'impersonnalité du discours et prétendaient  qu'il ne fallait pas dire « je parle », mais « on parle » ou « ça parle »,  les structuralistes reprenaient à leur compte le radicalisme intellectua liste du XVIIIesiècle. Si le langage n'est qu'un vaste système, constitué  par des mécanismes rationnellement organisés dont l'autorité s'impose  à tous les membres des communautés linguistiques entre lesquelles se  partage l'humanité, le sujet parlant n'est que l'utilisateur occasionnel  d'une parole qui ne lui appartient pas en propre. Le discours humain  dans son unité universelle expose le soliloque de la communauté cos mopolitique, émettrice et réceptrice de tout ce qui se dit dans l'univers.  L'existence personnelle, la croyance à l'originalité du propos ou du  style, ne sont que des illusions engendrées par la méconnaissance de  la situation réelle, qui ne saurait être définie à l'échelle d'une indivi 

dualité quelle qu'elle soit. 

La neutralisation de la parole et de l'écriture va de pair avec l'atté nuation de l'originalité personnelle. Le rôle joué par le français com me langue internationale au XVIIIesiècle est un élément caractéristique  de l'anthropologie des Lumières. La langue française prévaut par ses  qualités de transparence aux réquisitions de l'intellect ; elle se prête  aux disciplines de l'analyse, sans renoncer aux prestiges de cette élé gance sèche propre aux grands maîtres, Montesquieu et Voltaire. Le  discours de Rivarol Sur l'Universalité de la langue française, en ré ponse à une question proposée par l'Académie, de langue française, de  Berlin, insiste à juste titre sur les vertus qui confèrent à cet idiome une  validité internationale. Le privilège de l'universalité revient de droit à  une forme d'expression qui se prête à une exactitude quasi mathémati-

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que, tout en se refusant les charmes douteux du lyrisme et de la poé sie, indignes d'un siècle éclairé. 

Ainsi se dégage le type idéal de l’homo europaeus francophone  éclairé, qui peut être aussi bien le familier de Sans Souci que l'acadé micien de Berlin, le grand commis de la cour de Vienne, l'abbé italien  ou l’afrancesado de Madrid, ou encore l'homme de lettres « philoso phe » de Paris, honorant de sa présence les cafés et les salons à la mo de. Cette variété de l'espèce humaine s'efforce de gommer autant que  possible les aspérités de la personnalité afin de mieux s'introduire,  avec le consentement de tous, dans les circuits de la communication.  Le citoyen du monde ne cultive pas sa différence ; il excelle à briller à  demi-mot, pratiquant l'art de la litote, du sous-entendu, selon les pré ceptes de cette raison souriante mise en œuvre par Fontenelle, l'un des  inventeurs de ce style. Sous les apparences d'un scepticisme de bon  ton, cet homme dissimule une confiance résolue en la validité de l'in tellect humain ; [24] militant pour la bonne cause du progrès des Lu mières, nouvelliste, écrivain ou fonctionnaire. Mais, dans le service de  cette cause, il hésite à se mettre en avant, à parler à la première per sonne. Comme si la raison, de par son universalité, devait être apte à  se défendre elle-même. Ce serait lui rendre un mauvais service que de  se dévouer pour elle, puisqu'on lui conférerait par là une marque de  subjectivité non compatible avec son caractère spécifique. 

Institutions significatives, le salon et l'académie, espaces clos  voués à la pratique de la conversation et de l'argumentation. La  grammaire va de pair avec la rhétorique pour régler les procédures de  la communication au sein du sujet collectif ; le moi de chacun n'existe  qu'en relation avec celui des autres, le jeu consistant à mettre au point  un discours communautaire dont chacun pourrait prendre sa part. Les  individus interviennent comme supports occasionnels pour la parole  commune ; le sujet se dissout dans la réalité indivise du langage, en  l'absence de toute épaisseur, de toute identité propre. Hume, niant la  substance, réduisait la vie mentale à une association entre les idées ;  l'association grammaticale et rhétorique entre les mots propose un  phénoménisme d'un ordre différent, mais analogue dans sa structure.  D'ailleurs, les « idées » évoquées par Hume ne sont présentes à l'esprit  que sous les espèces des mots qui les désignent ou les qualifient ; la  psychologie se réduit en fin de compte à la linguistique, ainsi que l'a  prétendu le structuralisme. Une pensée analytique réduisant le moi au 

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sujet grammatical, et ne parvenant pas à le saisir avec des mots,  conclut à son irréalité, comme si la formulation coïncidait avec la ré alité elle-même. La négation du sujet personnel transforme l'humanité  en un immense univers du discours, où les individus n'interviennent  que pour témoigner de l'absence de l'être. Celui qui croit prendre la  parole, fût-ce pour énoncer sa singularité, se trouve en réalité pris par  elle ; son propos n'est jamais que la réaffirmation de la rhétorique ré gnante. Le discours institué lui inspire les mots, les tournures, la rhé 

torique de la collectivité impersonnelle qui s'énonce à travers lui 5 .  

Il existe au XVIIIesiècle d'autres variétés humaines, l'homme du  sentiment, l'illuminé, le piétiste, etc. Lorsque Diderot prononce :  

« Nous autres, nous sommes tous enfants de la passion » 

, il atteste  

qu'il n'est pas identifiable à l'homme des Lumières dans la lignée de  Fontenelle à Destutt de Tracy, qui regroupe Montesquieu, Voltaire et  Condillac, Turgot, d'Alembert, Condorcet et leurs émules. Diderot,  génie à plusieurs faces, penseur éclairé à certains égards, est aussi un  romantique de plein exercice. Chez Rousseau également, le génie  transcende les catégories et les étiquettes ; il est incaractérisable. Di 

derot, Rousseau se portent aux extrêmes de leur personnalité ; l'hom me des Lumières situe sa vigilance en un point moyen à partir duquel  s'exerce sa [25] lucidité, prompte à signaler les égarements du senti ment et de la passion, du mythe et de la foi. 

L'homme des Lumières résiste aux sollicitations radicales de  l'amour et de la mort. Sans se refuser aux voluptés modérées, il fait  figure de célibataire endurci et la modération calculée de son régime  de vie lui permet en général de prolonger ses jours jusqu'à un âge  avancé. Dès lors, les approches de la mort ne parviennent pas à trou 

bler sa quiétude ; le moment venu, il s'éteint, à la limite d'une procé dure d'anéantissement. Fontenelle, centenaire, sur son lit de mort,  adresse à son médecin cette dernière parole : « Je ne sens autre chose  qu'une certaine difficulté d'être... » ; d'atténuation en atténuation,  l'existence se réduit à rien. Kant, reprenant une formule d'Epictète,  

  

5 Cette thèse paradoxale a été soutenue par Michel BEAUJOUR dans son livre  Miroirs d'encre (Seuil, 1980) : l'autoportrait serait le summum de  l’impersonnalité. Le Moi qui cherche à se ressaisir procède à son anéantis sement. 

6 DIDEROT, Correspondance, éd. G. ROTH, t. IV, 1951. 

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note que la mort n'existe pas : tant que je suis là, elle est absente ; et  quand elle est là, je n'y suis plus. L'ordre galiléen de l'intellectualisme  propose un espace de sécurité au sein duquel l'esprit se sent à l'abri  des menaces du mal et de la guerre, des récurrences de la maladie et  de la mort. La vigilance de l'entendement fait place nette, débroussail 

lant les parcours de la pensée de tous les résidus irrationnels qui l'en combrent. Le « sage » Locke, le « bon » David, refoulés les fantômes  de l'obscurantisme, maîtrisent les avenues d'un domaine restreint, dé limité, mais clair, dont le périmètre sera, une dernière fois, balisé par  la critique kantienne de la raison pure.


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