AVANT-ROPOS 222

 AVANT-ROPOS

L'honnête homme du xxe siècle, pour qui le mot «rhétorique » évoque des paroles vides et fleuries, des figures aux noms étranges et incompréhensibles, pourrait se demander, non sans raison, pourquoi un philosophe, surtout un logicien, éprouve le besoin d'associer argumentation et rhétorique. Il y a un siècle, en France, celle-ci était enseignée dans la classe qui porte son nom, mais elle a été depuis éliminée des programmes, parce que dépourvue de valeur éducative.

Personnellement, mon bref contact avec la rhétorique, il y a près de cinquante ans, - car à cette époque son enseignement était encore obligatoire en Belgique -, a consisté en l'étude d'un petit manuel qui mêlait l'étude du syllogisme à celle des figures de style. Lors de mes études de philosophie, personne ne m'a parlé de rhétorique autrement qu'en termes péjoratifs, et je savais que, dans plusieurs de ses dialogues, Platon attaquait les sophistes et les maîtres de rhétorique, parce que plus préoccupés de flatter leurs auditeurs que de leur enseigner la vérité, chère à Socrate. D'ailleurs le terme « rhétorique » est absent du Vocabulaire philosophique de Lalande, ce qui indique clairement que, à . son avis, il ne présente aucun intérêt pour le philosophe.

Si pourtant je tiens aujourd'hui à insister sur le rôle de la rhétorique, c'est que mes recherches m'ont convaincu de l'importance de cette discipline pour la pensée contemporaine.

Il y a près de trente ans, une étude sur la justice, entreprise dans un esprit positiviste, m'a permis de dégager une règle de justice formelle selon laquelle « les êtres d'une même catégorie essentielle doivent être traités de la même façon » 1. Mais coms ment | distinguer ce qui est essentiel de ce qui ne l'est pas, ce qui importe de ce qui est négligeable ? Je me rendais bien compte que cette distinction ne pouvait pas se faire sans recourir à des jugements de valeur qui, à cette époque, me paraissaient parfaitement arbitraires et logiquement indéterminés 2.

Comment peut-on raisonner sur des valeurs ? Existe-t-il des méthodes rationnellement acceptables permettant de préférer le bien au mal, la justice à l'injustice, la démocratie à la dictature? La réponse sceptique des positivistes m'ayant laissé insatisfait, je me suis mis en quête d'une logique des jugements de valeur. L'ouvrage de Goblot, paru en 1927 sous le titre Logique des jugements de valeur, ne me paraissait traiter d'une façon satisfaisante que les jugements de valeur dérivés, ceux qui apprécient les moyens ou les obstacles par rapport à une fin, c'est-à-dire les jugements technologiques, mais il ne présentait aucun raisonnement justifiant la préférence accordée à telle fin plutôt qu'à telle autre. Or en l'absence de techniques de raisonnement acceptables concernant les fins, la philosophie pratique devrait renoncer à son objet traditionnel, la recherche de la sagesse, guidant l'action par la raison, et la philosophie morale, la philosophie politique et la philosophie du droit ne pourraient se développer comme des disciplines sérieuses. C'est bien à cette conclusion qu'étaient arrivés les positivistes, pour lesquels les jugements de valeur n'avaient aucune valeur cognitive, aucun sens vérifiable. Mais alors, ou bien leurs propres raisonnements aboutissant à la condamnation de la philosophie pratique étaient egalement sans valeur, ou bien - si on les admettait - ils témo gnaient de ce que l'on pouvait justifier philosophiquement des conclusions ayant une importance pratique. Je ne pouvais donc me résigner à leur conclusion, à la fois paradoxale et désespérée pour un philosophe, d'autant plus qu'il paraissait admis qu'on ne peut pas fonder un jugement de valeur uniquement sur des juge. ments de fait. Les jugements de valeur primitifs, les principes de la morale et de toute conduite, seraient-ils purement irrationnels, expressions de nos traditions, de nos préjugés et de nos passions? En cas de désaccord, seule la violence serait-elle capable de trancher les conflits, et la raison du plus fort serait-elle la meil - 9 leure ? Ou existe-t-il une logique des jugements de valeur et, dans cette hypothèse, comment la constituer ?

J'ai décidé de me consacrer à cette tâche, et pour la mener à bien, j'ai essayé d'imiter le logicien allemand Gottlob Frege, dont j'avais étudié les travaux et qui, il y a près d'un siècle, s'était posé une question analogue à propos de la logique mise en cuvre par les mathématiciens. Pour dégager celle-ci, il a analysé, comme sous un microscope, toutes les opérations permettant aux mathématiciens de démontrer leurs théorèmes : le résultat de ces analyses fut le renouveau de la logique formelle, conçue comme une logique opératoire, permettant des calculs, et non une logique de classification, comme la logique classique d'Aristote. Ne serait-il pas possible de reprendre ces mêmes méthodes, en les appliquant, cette fois, à des textes qui cherchent à faire prévaloir une valeur, une règle, à montrer que telle action ou tel choix est préférable à tel autre ? En analysant les écrits de moralistes et de politiciens, d'orateurs préconisant telle ligne de conduite, des articles de fond dans les journaux, des justifications de toute espèce, ne serait-il pas possible de dégager cette logique des jugements de valeur dont l'absence se faisait si cruellement sentir?

Ce travail de longue haleine, entrepris avec Mme Olbrechts, Tyteca, nous a menés à des conclusions tout à fait inattendues, et qui ont constitué pour nous une révélation, à savoir, qu'il n'existait pas de logique spécifique des jugements de valeur, mais que ce que nous cherchions avait été développé dans une discipline très ancienne, actuellement oubliée et méprisée, à savoir la rhétorique, l'ancien art de persuader et de convaincre. Cette révélation nous fut fournie à l'occasion de la lecture du livre de Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes. L'auteur y a publié, en appendice, des extraits de la rhétorique de Brunetto Latini, le maître de Dante. De ce texte, il nous fut facile de remonter à la rhétorique d'Aristote, et à toute la tradition gréco-latine de la rhétorique et des topiques ! Nous constations que, dans les domaines où il s'agit d'établir ce qui est préférable, ce qui est acceptable et raisonnable, les raisonnements ne sont ni des déductions

formellement correctes, ni des inductions, allant du particulier au général, mais des argumentations de toute espèce, visant à gagner l'adhésion des esprits aux thèses qu'on présente à leur assentiment.

Cette technique du discours persuasif, indispensable dans la discussion de décision réfléchie, les anciens l'avaient longuement développée, comme la technique par excellence, celle d'agir sur les autres hommes au moyen du logos, terme désignant d'une façon équivoque à la fois la parole et la raison.

C'est ainsi que je comprenais la rivalité qui a opposé pendant toute l'antiquité gréco-latine les rhéteurs aux philosophes, les uns et les autres prétendant au droit de former la jeunesse, le philosophe préconisant la recherche de la vérité et la vie contemplative, les rhéteurs par contre accordant le primat à la technique d'influencer les hommes par la parole, essentielle dans la vie active, et spécialement dans la politique .

Comment se fait-il que cette technique du discours persuasif avait disparu de notre horizon intellectuel, et que la rhétorique, dite classique, que l'on oppose à la rhétorique ancienne, s'était réduite à une rhétorique des figures, se consacrant au classement des diverses manières dont on pouvait orner le style?

Déjà dans l'antiquité certains rhéteurs s'étaient spécialisés dans la déclamation et dans les exhibitions littéraires, sans grande portée, et les philosophes, tel Épictète, n'ont pas hésité à s'en moquer: «Et cet art de dire et d'orner notre langage, s'il y a là un art particulier, que fait-il d'autre, lorsque nos propos rencontrent quelque sujet, que d'enjoliver et d'arranger notre langage comme un coiffeur fait d'une chevelure ? »

Comment se fait-il, alors que de grands auteurs, tels qu'Aristote, Cicéron et Quintilien, ont consacré à la rhétorique, comme art de persuader, des ouvrages remarquables, que la rhétorique classique se soit bornée à l'étude des figures de style, que les ouvrages de rhétorique les plus connus en France au XVIII et au XIXe siècles fussent ceux de Dumarsais (Des Tropes ou des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue, 1730) et de P. Fontanier (parus en 1821 et 1827 et réédités en 1969 | par G. Genette sous le titre Les Figures du discours), qui ne voyaient dans la rhétorique qu'ornement et artifice ? Cette perspective a valu à la rhétorique classique la haine des romantiques (« guerre à la rhétorique, paix à la grammaire ») et le mépris de nos contemporains, amateurs de simplicité et de naturel. Et comment croire que la réhabilitation de la rhétorique, qu'une nouvelle rhétorique puisse se borner à la mise à jour de la rhétorique des figures, à «rénover l'entreprise essentiellement taxinomique de la rhétorique classique ».

Roland Barthes, qui ne voit dans la rhétorique ancienne qu'un objet historique, c'est-à-dire actuellement dépassé, affirme pourtant que c'est un contre-sens que de limiter la rhétorique aux figures'. Dans le même numéro de la revue Communications, Gérard Genette s'insurge contre cette tendance - à laquelle il a d'ailleurs beaucoup contribué par ses propres travaux (il considère son exposé comme une forme d'autocritique !) - dans un remarquable article intitulé « La Rhétorique restreinte » et dont je me permets de citer cet extrait, assez long, mais significatif:

L'année 1969-1970 a vu paraître à peu près simultanément trois textes d'ampleur inégale, mais dont les titres consonnent d'une manière fort symptomatique : il s'agit de la Rhétorique générale du groupe de Liège, dont on sait que l'intitulé initial était Rhétorique généralisée; de l'article de Michel Deguy « Pour une théorie de la figure généralisée » et de celui de Jacques Sojcher, «La Métaphore généralisée » : rhétoriquefigure-métaphore, sous le couvert dénégatif, ou compensa- . toire, d'une généralisation pseudo-einsteinienne, voilà trace dans ses principales étapes le parcours (approximativement) historique d'une discipline qui n'a cessé, au cours des siècles, de voir rétrécir comme peau de chagrin le champ de sa compétence, ou à tout le moins de son action. La Rhétorique d'Aristote ne se voulait pas « générale» (encore moins « généralisée »): elle l'était, et l'était si bien dans l'amplitude de sa visée, qu'une théorie des figures n'y méritait encore aucune mention particulière; quelques pages seulement sur la comparaison et la métaphore, dans un livre (sur trois) consacré au style et à la composition, territoire exigu, canton détourné, perdu dans l'immensité d'un Empire. Aujourd'hui, nous en sommes à intituler rhétorique générale ce qui est en fait un traité des figures. Et si nous avons tant eu à généraliser, c'est évidemment pour avoir trop restreint: de Corax à nos jours, l'histoire de la rhétorique est celle d'une restriction généralisée. C'est apparemment dès le début du Moyen Age que commence à se défaire l'équilibre propre à la rhétorique ancienne, dont témoignent les ouvres d'Aristote, et, mieux encore, de Quintilien : l'équilibre entre les genres (délibératif, judiciaire, épidictique), d'abord, parce que la mort des institutions républicaines, où déjà Tacite voyait l'une des causes du déclin de l'éloquence, entraîne la disparition du genre délibératif, et aussi, semble-t-il, de l'épidictique, lié aux grandes circonstances de la vie civique : Martianus Capella Séville, prennent acte de ces défections. rh dicendi scientia in civilibus quaestionibus: l'éc les « parties » (inventio, dispositio, elocutio) que la rhétorique du trivium, écras lectique, se voit rapidement confinée dans l'é cutio, des ornements du discours, colores rhetori classique, particulièrement en France et encore au XVIe siècle, hérite de cette situation qu'elle en privilégiant sans cesse dans ses exemples le com littéraire (et spécialement poétique) sur l'oratoire: Homère et Virgile (et bientôt Racine) supplantent Démosthène et Cicéron, la rhétorique tend à devenir pour l'essentiel une étude de la lexis poétiquel.


Dans son récent ouvrage consacré à la métaphore, P. Ricæur, reprenant l'analyse de Genette, rappelle que:

La rhétorique d'Aristote couvre trois champs : une théorie de l'argumentation qui en constitue l'axe principal et qui fournit en même temps le naud de son articulation avec la logique démonstrative et avec la philosophie (cette théorie de l'argumentation couvre à elle seule les deux tiers du traité) - une théorie de l'élocution, et une théorie de la composition du discours. Ce que les derniers traités de rhétorique nous offrent, c'est selon l'heureuse expression de G. Genette, une «rhetorique restreinte », restreinte d'abord à la théorie de l'élocution, I puis à la théorie des tropes. L'histoire de la rhétorique, c'est l'histoire de la peau de chagrin. L'une des causes de la mort de la rhétorique est là: en se réduisant ainsi à l'une de ses parties la rhétorique perdait en même temps le nexus qui la rattaci la philosophie à travers la dialectique; ce lien perdu, la rique devenait une discipline erratique et futile. La rheton mourut lorsque le goût de classer les figures eut entie supplanté le sens philosophique qui animait le vaste rhétorique, faisant tenir ensemble ses partis et rattaci à l'organon et à la philosophie première.

A côté de la rhétorique, fondée sur la triade « rhétoriquepreuve-persuasion », Riccur nous rappelle qu'Aristote a élaboré une poétique, qui n'est pas technique d'action mais technique de création, qui correspond à la triade «poiesis-mimésiscatharsis >>!. Or Aristote traite de la métaphore dans les deux traités, montrant que la même figure appartient aux deux domaines, exerçant tantôt une action rhétorique et jouant, par ailleurs, un rôle dans la création poétique. C'est ce double aspect des figures que nous avions également souligné en distinguant nettement les figures de rhétorique des figures de style:

Nous considérons une figure comme argumentative si, entraînant un changement de perspective, son emploi paraît normal par rapport à la nouvelle situation suggérée. Si par contre, le discours n'entraîne pas l'adhésion de l'auditeur à cette forme argumentative, la figure sera perçue comme ornement, comme figure de style. Elle pourra susciter l'admiration, mais sur le plan esthétique, ou comme témoignage de l'originalité de l'orateur.

En examinant les figures hors de leur contexte, comme des fleurs desséchées dans un herbier, on perd de vue le rôle dynamique des figures: elles deviennent toutes des figures de style.

Si elles ne sont pas intégrées dans une rhétorique conçue comme l'art de persuader et de convaincre, elles cessent d'être des figures de rhétorique et deviennent des ornements concernant seulement la forme du discours : il n'est donc pas sérieux d'envisager une reprise moderne, même d'une rhétorique des figures, en dehors du contexte argumentatif.

C'est la raison pour laquelle il me semble vain d'espérer le renouveau de la rhétorique, d'une rhétorique des figures, même si celles-ci sont étudiées dans la perspective de la linguistique structurale et de la théorie littéraire, sans se préoccuper de l'importance, pour l'étude des figures de rhétorique, d'une conception dynamique de celles-ci : il ne suffit pas d'affirmer péremptoirement qu'une étude ainsi conçue « se situe en marge de la plupart des reprises modernes de la rhétorique » pour pouvoir s'en désintéresser.

Il y a plus. Aux États-Unis d'Amérique, l'enseignement de la rhétorique, qui était intégrée dans les cours d'anglais, s'en est séparé il y a près de 60 ans et s'est organisé en départements spécialisés consacrés à la rhétorique, comme technique de la communication et du discours persuasif: plus de cinq mille professeurs y enseignent actuellement. Ils ont publié des milliers d'ouvrages consacrés à cette matière. Depuis neuf ans paraît en Pennsylvanie une revue intitulée Philosophy and Rhetoric dirigée par des philosophes et des rhétoriciens, où l'étude des figures n'occupe qu'une place fort réduite.

La renaissance et la réhabilitation de la rhétorique dans la pensée contemporaine, à laquelle nous assistons actuellement, n'ont été possible qu'après un réexamen des rapports entre la rhétorique et la dialectique, tels qu'ils ont été établis par Aristote, et profondément modifiés, dans un sens défavorable à la rhétorique, par Pierre de la Ramée. C'est à un pareil réexamen que nous nous proposons de procéder: il expliquera les causes du déclin de la rhétorique et élucidera les rapports de la nouvelle rhétorique avec la théorie de l'argumentation.


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