bernossi harira

 Je voudrais avant de commencer mon sujet, évoquer dans un premier temps mes recherches entamées il y a maintenant une dizaine d'années sur le culinaire ou la nourriture dans les récits de voyageurs occidentaux ayant visité le Maroc ou les pays arabes et l'Amérique depuis les croisades jusqu'à nos jours. Comme on peut le deviner, la nature du corpus a orienté mes problématiques vers ce que j'appelle l'interculturel culinaire qui peut être compris de deux façons: soit l'étude des réactions des voyageurs devant les phénomènes culinaires, soit l'étude comparative des plats dans deux ou plusieurs cultures différentes, ce qui fera l'objet de la partie principale de la présente contribution. Dans ces recherches, il ne s'agissait pas seulement de se fixer sur un quelconque phénomène culinaire pour l'étudier comme révélateur d'une économie politique ou d'un champ symbolique avec ses règles, ses contraintes et ses codes. Il s'agissait surtout d'étudier le rapport à l'autre, le choc des cultures ou leur rencontre à travers les réactions des voyageurs vis-à-vis de l'aliment ou du culinaire écrit et narré dans un genre qui est à cheval sur deux mondes possibles, un monde possible

actuel, celui auquel réfère le voyageur, et un autre monde virtuel, celui de la fiction et qui parfois s'éloigne beaucoup de la réalité du pays visité; les questions que je me posais étaient les suivantes: dans quelle mesure la réaction à la nourriture est-elle révélatrice d'une attitude du voyageur, de ses préjugés sur la culture ou la société de l'aliment ou du plat en question? Dans quelle mesure est-elle régie par des régimes du goût, un ordre culinaire contraignant et aliénant parfois, souple et compréhensif d'autres? Lorsqu'on aborde les relations des voyageurs au Moyen Age, la semiosis culinaire du récit des croisades reste tributaire du contexte de guerre où le signe alimentaire en étroite relation avec le programme narratif devient une arme de guerre mobilisée au service d'une cause sainte. Elle se trouve par la même occasion à cheval entre deux mondes possibles: le premier relatif au monde possible de la relation de voyage et le second relatif au monde possible des croisades. Dans cette oscillation permanente. le culi. naire de l'autre n'existe pas; ce qui existe, c'est plutôt l'autre comme objet culinaire. Les scènes de cannibalisme relèvent un défi de taille, car elles s'efforcent toutes de contourner des codes et des régimes de goût et de dégoût bien établis pour pouvoir autoriser de consommer l'autre. Les relations de pèlerinage amènent un discours intermédiaire dans cette saisie de l'autre, ratifiant son évolution d'objet à sujet culinaire; un discours où un regard naît et se pose sur le culinaire de l'autre, reconnaissant par moment ses qualités, mais reprenant vite sa distance et renouant avec une encyclopédie qui régit toute appréciation et tout discours sur le manger, l'encyclopédie chrétienne, plus précisément le modèle de la cène, ou modèle cénique. D'où une semiosis pendulaire oscillant entre le modèle religieux, que l'itinéraire du pèlerin tente de reproduire ou de revivre par tous les moyens, et un modèle laïque naissant, mais encore incapable de s'imposer au voyageur. La reconnaissance de l'aliment de l'autre, c'est-à-dire son accès au discours du voyageur, franchit une étape importante avec les relations des négociants européens. C'est le moment où le signe alimentaire ou culinaire, inscrit dans une stricte logique mercantile, se trouve affranchi de considérations idéologiques. L'aliment adopte la liste, le répertoire ou la description blanche qui n'a qu'un seul but: faire connaître l'aliment et le faire vendre. Les récits des captifs ou des missionnaires des XVIème et XVIIème siècles érigent l'aliment ou le culinaire de l'autre tour à tour comme catalyseur d'une remise en question de l'encyclopédie culinaire d'origine du voyageur même et d'une reconnaissance de l'aliment de l'autre dans ce qu'il a d'original, voire dans sa singularité si choquante et si radicale soit-elle (Léry et les Toupinambaoults, Las Cortes et la cuisine populaire chinoise). Nombre de régime de goût, toutefois bien établis dans le passé, deviennent l'objet de remisesl en question sévères et ardues. C'est le moment où la signification du culinaire, en adoptant la description neutre, l'énumération, la prosopopée de l'autre, offre par moments un signifié total et affranchi de considérations idéologiques du culinaire de l'autre. Je dis bien par moments, car cela n'empêche pas par exemple que la mise en discours du café, si neutre et si différente soit-elle des semiosis du passé, contribue à la construction d'un imaginaire indolent et douillet de l'autre ou de l'oriental en général. C'est le moment où le modèle cénique disparaît complètement et ratifie par la même occasion la fin de l'encyclopédie religieuse ou chrétienne dans la saisie du culinaire de l'autre et la naissance d'une autre encyclopédie laïque. L'homo viator des Lumières, héritier et acteur de cet anticlericalisme culinaire, va cependant s'en démarquer au nom de la raison. Le récit du médecin anglais Lemprière et du philosophe polonais Potocki vont tour à tour présenter, chacun à sa façon, le culinaire comme catalyseur d'une fantasmagorie féminine où le plaisir et son culte servent de mot d'ordre, comme prétexte à des réflexions tantôt mesurées, tantôt débridées mais finissant chez les deux voyageurs par une remise en question des valeurs de l'encyclopédie d'origine. Ce n'est pas du tout le cas de la semiosis culinaire des récits de voyage du XIXème siècle. Le discours culinaire se révèle dans ces récits comme un signifié stratégique. La cuisine marocaine y est peinte comme un locus terribilis et toutes les valeurs relatives au culinaire comme le partage, le mélange et l'hospitalité vont être annihilées: rejet et condamnation du mélange sous toutes ses formes, refus et rejet du contact avec l'autre

(comparé à un paquet ou à quelque créature hybride). La stratégie, délibérée ou involontaire, cela a peu d'importance, consiste à ne pas admettre l'hospitalité proposée par l'autre et par conséquent à ne pas admettre sa souveraineté et à se soustraire à un quelconque engagement naissant d'habitude d'une telle situation. Cette semiosis nihiliste et désengagée de l'hospitalité de l'autre, et par conséquent de l'autre tout court, s'exprime via des morales comme par exemple la morale du vin, ou via des arguments de force à structure tautologique comme la dignité française. Ce bref parcours de ce que j'ai fait est important car il me permet d'exposer pourquoi depuis quatre ans, mon intérêt pour le culinaire écrit dans le récit de voyage a cédé la place à une préoccupation d'ordre synchronique manifestée dans une problématique toute simple: comment les plats et la nourriture forment ou se laissent former et modéliser par notre façon de penser. Je dois préciser d'emblée et pour éviter tout malentendu que je pars de quelques idées de Lotman et de la sémiotique de la culture en général. Dans ces études, je pars de l'hypothèse selon laquelle la nourriture et les plats que nous consommons sont comme la langue que nous parlons, les vêtements que nous mettons ou les lieux que nous fréquentons, en plus de leur fonction immédiate, des formes à travers lesquelles nous donnons un sens à notre vie et à notre existence; ils jouent un rôle important dans la formation et dans la structuration de notre identité et par la même occasion de notre altérité. Ce sont donc des signes que nous utilisons, mais aussi et dans un certain sens qui nous utilisent, car ils reflètent la culture et l'influencent en même temps, comme ils reflètent notre façon de concevoir l'identité et l'influence en même temps. Il s'agit dans cette seconde partie de présenter deux plats différents, mais qui appartiennent au même genre, appelé potage ou soupe en France et Harira au Maroc. La différence, comme nous allons le voir n'est pas seulement syntaxique ou sémantique, elle est aussi pragmatique ou idéologique; elle reflète en profondeur, quand elle ne les consacre pas, deux manières de gérer le mélange et la différence en général.
1. Le plan de l'expression

1.1 La soupe

La soupe française, version sophistiquée et évoluée du bouillon primitif à l'origine préparé avec des herbes ou avec tout ce qui tombe dans les mains de l'homme, et ensuite avec légumes, os ou autre, devient raffinée à partir du XVIIème siècle. Dans L'Art de bien manger de Edmond Richardin (Paris, Edition d'art et de littérature, 1913), la soupe se présente sous de multiples configurations et utilise divers ingrédients: soupe au brochet, au poisson en général, aux anguilles, aux abricots, aux haricots rouges; dans Le cuisinier européen, Jules Berteuil répertorie d'autres recettes de soupe: soupe à la bière, au lait, aux fèves, etc. D'autres receuils célèbres limitent la soupe à un ingrédient ou deux, mais jamais plus, c'est une question de classement et de syntaxe, certains vont jusqu'à affiner davantage les règles syntaxiques en leur ajoutant des règles pragmatiques en parlant de soupe de saison, chaque saison doit avoir sa propre soupe. La soupe qui nous intéresse ici et qui prend aussi le nom de potage ou de mouliné ou de velouté est celle où il y a au début plusieurs éléments. Dans ce genre de soupe, il n'y a pas d'ordre de cuisson, tous les ingrédients sont mis à cuire ensemble. Ils sont tous pour ainsi dire mis au même pied d'égalité et introduits librement dès le départ dans la marmite. Mais la composition doit impérativement suivre une double articulation avant d'aboutir à la phrase finale ou au texte final. Une première étape où les ingrédients, si différents soient-ils, cuisent ensemble et une deuxième opération cruciale - car il y va de la réussite du plat, nous verrons cela plus loin - où ces mêmes ingrédients sont appelés à disparaître, c'est-à-dire à mettre de côté leur formes initiales, leurs particularités morphologiques et leurs différences sous l'oeil bienveillant du tamis jadis, ou du moulinet mécanique auquel succédera le mixeur assimilateur hightech d'aujourd'hui. La harira, comme son équivalent français, est aussi liée à l'hiver et au froid, mais elle est surtout liée au ramadan, et ce même quand ce dernier arrive en plein été.

Elle est donc liée à l'hiver, mais aussi au printemps, à l'été et à l'automne, vu l'influence déterminante du calendrier lunaire. Les légumes sont importants dans ce plat, mais peut-être pas autant que dans la soupe française, car d'autres ingrédients appartenant à d'autres catégories y ont leur place: poix-chiches, fèves, lentilles, vermicelles, morceau de gras ou de viande. Ici l'ordre canonique de la cuisson exige de mettre d'abord les aliments les plus durs: poix-chiches, fèves et lentilles, la purée de pommes de terre ou la farine et les vermicelles et le jus de tomates à la fin. Une fois le tout cuit, la soupe est servie avec tous les éléments, comme au départ, donc tous les éléments doivent figurer dans le bol. La visibilité est ici une question de la plus haute importance. Ici la structure syntaxique est hétérogène du début jusqu'à la fin. C'est une structure en quelque sorte homogène, mais elle est en même temps hétérogène: le bouillon comme matrice principale fédératrice de plusieurs autres matrices à la fois subordonnées et principales. La structure finale de la harira doit offrir à la fois deux modes visuels radicalement opposés, un mode fluide et lisse incarné ici par la structure du bouillon ou du jus et un autre discontinu et en relief presque fractal incarné par les ingrédients qui flottent et toujours de façon personnalisée sur la surface en principe lisse.

2. Le plan du contenu

2.1. Le plan du contenu de la harira

La harira est un plat destiné a priori à parer aux rigueurs de l'hiver, mais en même temps comme on l'a souligné, elle n'est pas vraiment motivée sémantiquement par la saison du froid car elle est en même temps liée au ramadan puisque consommée tous les jours pendant un mois, qui tourne selon le calendrier lunaire et finit par être un peu emblématique de toutes les saisons, c'est-à-dire et en fin de compte d'aucune d'elles. La harira doit être non seulement chaude, mais brûlante et ce, quelle que soit la saison. Il s'agit donc d'un contenu hétéroclite avec des formes différentes, les légumes d'abord réduits à la tomate et à la purée qu'on ne distingue plus comme dans la soupe française, mais avec le reste qu'on

distingue et qui offre une variété de textures déconcertantes pour des palais non avertis: outre le bouillon, il y a par ordre décroissant de résistance les fèves, les lentilles, les poix-chiches et les vermicelles. La réception de cette harira est singulière. Notons qu'aucune cuillère prise par le mangeur de la harira ne ressemble à l'autre; chaque cuillère, c'est-à-dire chaque unité minimale de signification possède une configuration sémantique et donc gustative qui lui est spécifique. Chaque cuillère exige et impose un décryptage gustatif original et inédit. Le mangeur de la harira est toujours en train de consommer le même bol, mais aucune cuillère ne ressemble à l'autre. Cette identité dans la variété nous intéresse au plus haut degré, non seulement parce qu'elle postule un mangeur pour ainsi dire insomniaque et toujours attentif à de nouvelles interprétations, mais aussi parce qu'elle finit par cultiver un certain goût pour l'aléa, l'impromptu et l'adaptation continue. Nous verrons cela plus avant dans la dernière partie de cet article lorsque nous nous poserons la question sur l'influence de ce plat sur le comportement.
2.2. Le plan du contenu de la soupe

La soupe elle est exclusivement liée à l'hiver et au froid; elle est aussi liée à la montagne, soupe aux croutons ou au fromage; elle doit être chaude mais pas brûlante, contrairement à la harira, il y a une limite, un modus même lorsqu'il s'agit de se réchauffer. La soupe est un liquide où l'on ne devine qu'une fois goûtés les éléments constitutifs et variés, mais qui ont tous fondu dans le moule, dans le modèle assimilateur. Parfois on peut apercevoir une partie de ces éléments constitutifs, mais c'est plutôt mal vu, c'est le signe d'une soupe imparfaite et presque ratée, si on ne se précipite pas pour réduire à néant les éléments résistants; sinon cela fait une soupe imparfaite, c'est-à-dire une soupe mal moulinée avec des grumeaux. Le grumeau indique ici un vice, une soupe parfaite ne doit pas contenir de grumeau, ni aucune trace d'une quelconque "individualité" ou "altérité", fut-elle désuète ou minime. La soupe parfaite ou le bouillon postule donc un mangeur modèle particulier, c'est un mangeur tranquille et serein vu sous un certain angle, sous un autre on peut dire aussi qu'elle postule un mangeur passif et presque machinal car fondant toute sa confiance dans le modèle assimilateur de la soupe parfaite qui lui garantit une soupe sans grumeau, sans surprise, une identité parfaite, rassurante mais en même temps disons-le crétinisante.

3. Deux régimes politiques de l'interculturel

3.1. Le modèle assimilationniste républicain de la soupe française

On peut voir dans ce souci de l'homogénéité, de l'assimilation sous l'égide d'un principe souverain et fédérateur, la trace ou le reflet du modèle républicain français. Tous les éléments sont égaux et bénéficient du même traitement; ils doivent tous oublier leur forme d'origine et se laisser assimiler par le corps auquel ils souhaitent s'intégrer. Ils doivent donc renoncer à leurs propres particularités formelles, se sacrifier pour le but ultime, la soupe. Ailleurs cela s'appelle la patrie, la république, la société civile. Mais si on peut instruire davantage cette hypothèse et remonter encore plus loin la chaîne des sources de ce modèle de soupe, on peut lier cet aspect qui prône le sacrifice au nom d'un but ou d'un principe noble à un autre modèle qui a longtemps structuré la société française et dans une certaine mesure la société européenne, à savoir le modèle de la théodicée. Rappelons que pendant longtemps la question du mal comme source de bien a préoccupé les docteurs de l'Église chrétienne, surtout lorsqu'ils se sont trouvés obligés d'expliquer un livre aussi terrible et terrifiant que celui de l’Apocalypse. Les fureurs sacrées posaient le problème du mal venant de Dieu et sa justification. Dieu en effet ne pouvant pas faire le mal, pour la simple et unique raison que c'est lui qui l'a créé avec le bien et parce qu'il le contrôle, ce mal appelé ainsi très humain est donc un bien, il cache un but sublime, celui de racheter l'humanité et lui permettre le salut. C'est ainsi que l'on a abouti au concept de théodicée pour justifier ce paradoxe. Laquelle théodicée a connu par la suite de nombreuses réélaborations laïques, dans les milieux monarchiques et républicains sous la forme de raison d'état, d'intérêt de la communauté, etc. Dans cette optique, la violence du mixage, la négation des particularités de chacun des ingrédients, la réduction des différences sont des opérations qui visent un but noble: broyer, réduire les particularités, bien les écraser pour obtenir le bouillon ou le velouté idéal.

3.2. Le modèle négociateur musulman marocain

En ce qui concerne la harira, on peut voir dans cette identité dans l'altérité ou dans cette configuration à la fois homogène et hétérogène, de la cuillère unique, la gestion des différences qui ne sont pas toutes mises au même pied d'égalité même si le bouillon les contient - au sens policé du terme -, on peut y voir donc le reflet du modèle patriarcal ou monarchique qui reconnaît les différences, voire les cultive, pour pouvoir régner. Contrairement au modèle du pouvoir républicain, le modèle du pouvoir califale ou monarchique réside dans cette stratégie de reconnaître les diversités, voire de les exacerber pour pouvoir continuer à les contenir dans un même et unique moule. Tous les éléments ne sont pas égaux au départ de la cuisson, mais se trouvent au même pied d'égalité une fois cuit. Reconnaître les particularités de chaque ingrédient, voire les sauvegarder, est ce qui fait la spécificité de ce plat. Une harira qui offre des ingrédients trop cuits ou fondus, c'est-à-dire altérant les individualités, est une harira un peu ratée. La harira nous offre un modèle particulier et a priori contradictoire de l'identité et de l'altérité: il y a certes une diversité, celle d'un plat avec un bouillon contenant des éléments très diversifiés, voire déroutants pour un palais non exercé comme nous l'avions dit, mais il y a en même temps une identité dans la mesure où cette diversité est maintenue et respectée. Ce n'est pas contradictoire, c'est juste paradoxal. C'est ce paradoxe qui caractérise même le rapport de la communauté et de l'individualité dans certaines sociétés comme au Maroc. Prenons pour cela un exemple qui a été à maintes fois repris et analysé par les anthropologues et les sociologues: adhérer à plusieurs confréries n'est nullement contradictoire pour un Marocain. Les confréries sont vaguement organisées et hiérarchisées, il n'y a pas de contrainte, de secret, de rite initiatique, de test, etc. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de règles à observer, ni une certaine hiérarchie tacite; il y en a, mais cela demeure vague et doté d'une déconcertante souplesse. Car on peut adhérer à une zaouia et entrer dans une ou plusieurs autres. La notion de membre existe certes, mais demeure rétive à une conception logique du membre d'un corps soumis au mode de fonctionnement et aux contraintes de ce même corps. C'est que la société marocaine, tout comme la société moyenne-orientale, prend en charge la diversité, mais réussit à la gérer en l'individualisant davantage, c'est une approche qui peut paraître contradictoire, mais qui se révèle en fin de compte très efficace. Ecoutons un de ces anthropologues, Clifford Geertz, nous exprimer cela:

Elle la société) prend en charge la diversité, distinguant avec une précision sophistiquée les contextes (mariage, jeûne, culte, éducation) où les hommes sont séparés par leurs différences et les contextes (travail, amitié, politique, commerce) où quoique avec circonspection et sous condition, les hommes sont reliés par leurs différences. Geertz 1979 (2003): 81)

Comme l'explique Geertz dans une perspective nettement sociologique, les différences permettent à la fois de séparer et de réunir les individus, tout comme dans la harira où les ingrédients sont à la fois séparés et réunis. Ceci nous rappelle, si l'on tient à instruire davantage cette question de l'identité dans la diversité de la harira marocaine, la stratégie de l'Islam dans la gestion de l'altérité et de la différence et le secret de son succès dès son apparition et à travers les siècles. L'Islam a adopté une attitude subtile et stratégique envers les autres religions, dans la mesure où tout en s'inspirant ouvertement des traditions judéo-chrétiennes, en reconnaissant ces traditions, elle s'est imposée de façon stricte et inconditionnelle, non seulement comme religion finale, Mahomet et le sceau des prophètes, mais comme religion unique. Dans cette attitude subtile, l'Islam ne se déclarait pas ouvertement comme l'ennemi des deux autres religions, il ne cherchait pas à les assimiler ou à les affronter; au contraire il les reconnaissait tout en gardant le pouvoir et le droit d'amender certaines de leurs idées ou de leurs conceptions, le but étant de ne pas assimiler, mais de garder les différences pour pouvoir les contenir, voire faire de ce principe des différences un motif pour régner. Il suffit pour cela d'écouter quelqu'un qui a écrit des choses très instructives sur l'interculturel. Edouard Said dans le contexte bien évidemment qui est le sien, celui de l'orientalisme, est me semble-t-il le premier à avoir expliqué cette stratégie de la différence exacerbée pour régner et qui a inspiré de nombreuses politiques interculturelles lorsqu'il affirme:

Il ne fait pas de doute qu'à bien des égards l'islam était une provocation réelle. Il mettait à contribution des traditions judéo helléniques, il était proche de façon gênante de la chrétienté, géographiquement et culturellement, il faisait des emprunts créatifs au christianisme, il pouvait se vanter de succès militaires et politiques hors pair. (Said 2015: 142)

Conclusion

J'ai essayé dans ce bref parcours de montrer comment, à travers deux recettes, les ingrédients de départ ont un sort différent. J'ai essayé de lier cela au modèle républicain qui prône l'égalité de tous sous un seul et unique principe ainsi qu'au modèle de la théodicée dans le cas de la soupe; dans le cas de la harira, j'ai lié cela au modèle négociateur et pragmatique monarchique musulman qui autorise à la fois l'individualité et la communauté. Etablissant ces liens, je ne veux en aucun cas supposer ou insinuer que le plat reflète de façon mécanique et mécaniste une certaine idéologie, la théorie du reflet date et s'est révélée caduque depuis; d'ailleurs plus personne n'en parle. Je voulais juste, partant de Lotman et approchant les choses d'une autre façon, montrer que la culture est un ensemble de textes verbaux, visuels, corporels qui se relayent les uns les autres, se faisant des échos tantôt clairs, tantôt ambigus, tantôt discontinus pour former la sémiosphère. On peut voir dans ces deux plats deux cultures différentes: une culture rationnelle du modus, c'est-à-dire du tiers exclu (la soupe est liquide ou solide) et une culture hermétique qui admet le tiers inclus et où la chose peut être elle-même et son contraire (la harira est liquide et solide). Faisant cela je ne suis pas en train de finir sur une généralité, je suis juste en train de dire à la suite de Lotman que les plats tout comme la langue sont un concentré de la culture.

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