Le tournant linguistique
CHAPITRE PREMIER
Le tournant linguistique
Ce qui distingue la philosophie analytique en ses divers
aspects d'autres courants philosophiques, c'est en premier lieu la conviction
qu'une analyse philosophique du langage peut conduire à une explication
philosophique de la pensée, et en second lieu la conviction que c'est là la
seule façon de parvenir à une explication globale. Ces deux principes jumeaux
sont représentés tant par les positivistes logiques que par Wittgenstein dans
toutes les phases de son développement, par la philosophie oxfor- dienne
<< du langage ordinaire », tout comme par la philosophie postcarnapienne
aux États-Unis, telle que Quine et Davidson la représentent, bien qu'entre tous
ces auteurs les différences soient considérables. Cette préséance du langage
sur la pensée dans l'ordre de l'explication a été inversée dans nombre de
travaux récents inscrits dans la tradition analytique; ils prétendent que le
langage ne peut être expliqué qu'à l'aide de concepts de divers types de
pensées, susceptibles d'être considérées indépendamment de leur expression
linguistique. On trouve un bon exemple de ce nouveau courant dans le livre The
Varieties of References de Gareth Evans, où l'auteur tente d'analyser
différentes formes de pensée d'un objet indépendamment du langage, pour ensuite
entreprendre d'expliquer diverses manières linguistiques de référer à un objet
au moyen de cette façon de le penser. Mais selon les caracté- ristiques que
j'ai établies, Evans n'est donc plus un philosophe analytique. Il appartient
certes à la tradition analytique - les trois piliers sur lesquels repose son
livre sont Russell, Moore et Frege -, il ne se rattache cependant à
l'orientation analytique que dans la mesure où il s'inscrit dans cette
tradition, où il s'approprie un certain style philosophique, et en appelle
plutôt à tels auteurs qu'à d'autres.
Telle que je la définis, la philosophie analytique est
apparue sitôt accompli le tournant linguistique. Assurément cette nouvelle voie
ne fut pas empruntée à un moment déterminé et d'une façon homogène par un quelconque
groupe de philosophes. Le premier exemple clair que je connaisse se trouve dans
le livre de Frege Fondements de l'arithmétique (Grundlagen der Arithmetik) qui
date de 1884. A un endroit déterminant de ce livre, Frege soulève la question
kantienne : « Si nous n'avons aucune représentation ni intuition d'un nombre,
comment peut-il jamais nous être donné 2? » La réponse de Frege se fonde sur
son célèbre principe du contexte, posé dans l'introduction comme l'un des
principes méthodologiques fondamentaux qu'il suivra dans le livre *. Cependant
ce principe du contexte est formulé comme le fondement déterminant d'une
approche du langage, et non pas comme la règle d'investigation des modes de la
pensée. S'il était formulé comme investigation des modes de pensée, il
énoncerait qu'il n'existe de pensée d'un objet que lorsque en rapport à cet
objet on pense quelque chose de spécifique. Dans ce cas, en répondant à sa
question kantienne, Frege aurait dit que les nombres nous sont donnés par notre
saisie de pensées complètes à leur propos; et dans la suite de son
investigation, il aurait précisé ce qu'implique la conception de semblables
pensées. Mais dans cette forme, le principe du contexte n'est pas formulé, si
ce n'est comme la thèse suivant laquelle un mot n'a de sens que dans le
contexte d'une proposition; c'est pourquoi la recherche de Frege porte sur la
question de savoir comment nous pouvons déterminer le sens de propositions
comportant l'expression de nombres. Une question épistémologique (qui en
contient une autre d'ordre ontologique) trouvera sa réponse dans une
investigation du langage.
Les Fondements n'apportent pas de justification au tournant
linguistique; celui-ci s'accomplit simplement comme le moyen le plus naturel
d'effectuer la recherche philosophique. Néanmoins dans le cours de son développement
philosophique, Frege affirme avec une insistance sans cesse accrue que sa
recherche ne porte pas sur les propositions au moyen desquelles sont exprimées
les pensées, mais sur les pensées elles-mêmes. Il a l'impression croissante que
le langage naturel est plus un obstacle qu'un guide pour les recherches
logiques et philosophiques. Il en est particulièrement convaincu après avoir
réalisé qu'il ne peut résoudre le paradoxe de Russell de façon satisfaisante,
ce pour quoi il n'a pas réussi à accomplir la tâche essentielle qu'il s'était
lui-même imposée: fonder la théorie et l'analyse des nombres sur des principes
solides et inattaquables. Il en a l'intuition en août 1906, à la suite de quoi
il rejettera en totalité sa conception antérieure des objets logiques - les
extensions de concepts y comprises et accuse le langage de nous donner
l'illusion de l'existence de semblables objets, en nous donnant la possibilité
de construire des termes singuliers apparents de la forme « l'extension du
concept F ». C'est pourquoi il écrit à Husserl en novembre 1906: « La tâche
essentielle du logicien consiste à se libérer du langage» et dans l'article «
Les sources de la connaissance », écrit dans sa dernière année, il répète : «
En grande partie le travail du philosophe consiste à se battre avec le langage
1. » Le tournant linguistique effectué dans les Fondements fait-il fausse
route? Frege devient-il sans le vouloir le précurseur de la philosophie
analytique, alors qu'il emprunte une autre voie? Semblable diagnostic en reste
à la surface des choses. En définitive, c'est précisément dans les écrits qui
datent des dernières années de Frege (du dernier semestre de 1906 à sa mort) -
c'est-à-dire ceux où il s'en prend le plus violemment au langage naturel -
qu'il fait ressortir le plus fortement le fait que les pensées sont reflétées
par les propositions. Dans ses notes pour Ludwig Darmstaedter, il écrit : « On
peut considérer la proposition comme reflet (Abbildung) de la pensée dans la
mesure où le rapport entre la proposition et les parties de la proposition
correspond en gros aux rapports de la partie au tout dans la pensée et les parties
de la pensée >> Il se peut que le langage soit un ties de la pensée
miroir déformant; mais nous n'en avons pas d'autre. Que ce diagnostic en reste
à la surface des choses, nous en avons avant tout la preuve dans le fait que la
philosophie de Frege comporte des courants de fond qui conduisent à
l'investigation de la pensée au moyen de l'analyse du langage. Il est clair que
lui-même n'est pas complètement conscient de la dérive de ce courant, que
nombre de ses théories produisent mais que d'autres entravent. Dans les Fondements,
son point de vue sur le langage n'est pas encore perturbé par les sentiments
ambivalents qu'il développera ensuite à l'endroit de celui- ci; mais le
tournant linguistique effectué dans cet ouvrage dévoile sans fard la tendance
générale de sa pensée - une tendance qui sera obscurcie mais pas complètement
étouffée par ses réserves ultérieures sur la confiance que l'on peut placer
dans les formes linguistiques.
Je discuterai trois caractéristiques de la philosophie de
Frege, qui font du tournant linguistique son prolongement naturel, bien que
Frege lui-même ne leur ait jamais expressément reconnu cette qualité :
1. La reconnaissance des composantes du sens (Sinnbaustein)
comme éléments constitutifs d'une pensée dépend de la saisie de la structure
d'une proposition qui exprime la pensée. Frege affirme que la structure de la
pensée doit se refléter dans la structure de la proposition qui l'exprime, et
dans les faits, cela semble essentiel au concept de l'expression-de-la-pensée
(par opposition simple codage de la pensée). Inversement, sans référence à
l'expression linguistique de la pensée, il est quasiment impossible d'expliquer
ce que l'on entend par la structure
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