Kantisme et empirisme chez Hans Kelsen

 

Kantisme et empirisme chez Hans Kelsen

Véronique Coq

1 Les principaux ouvrages de H. Kelsen se réfèrent explicitement à la philosophie kantienne. Dans la Théorie pure du droit par exemple, l’auteur souligne que la Théorie pure « transpose le principe de la logique transcendantale de Kant en voyant dans le devoir, dans le Sollen, une catégorie logique des sciences normatives en général et de la science du droit en particulier »1. Dans la Théorie générale du droit et de l’État suivi de La  Doctrine du droit naturel et le positivisme juridique, l’auteur développe le rapport qu’entretient le positivisme juridique avec l’idéalisme critique de Kant2. Les références sont pléthoriques3 et innervent l’ensemble de son œuvre, à travers la question de l’éthique kantienne4 notamment. Même s’ils sont parfois implicites5, ces nombreux renvois expliquent la proximité avec le philosophe allemand. En effet, de la même manière que Kant s’interroge sur les conditions de possibilité de la connaissance (raison théorique) et de l’action (raison pratique), Kelsen élabore les conditions de légitimité et de validité du système juridique. Néanmoins, s’il s’inspire de la philosophie kantienne, la complexité du système normatif qu’il propose trahit des sources philosophiques hétérogènes. D’une part, le droit est un ensemble de normes (logique déontique) – les textes juridiques ne sont pas envisagés comme un ensemble de faits – et plus largement, la science du droit doit décrire non ce qui est mais ce qui doit être. C’est la raison pour laquelle le dualisme kantien Sein-Sollen est à la base de la structure méthodologique de l’auteur. D’autre part, à l’instar des empiristes, Kelsen considère que la science du droit se borne à décrire son objet sans jugement de valeur (neutralité axiologique). D’un point de vue épistémologique, le normativisme s’articule autour des thèses centrales de l’empirisme : la neutralité descriptive, la lutte contre la métaphysique, le dualisme entre la norme et le fait. L’idée est donc de comprendre comment s’agencent les deux principales sources philosophiques du normativisme : le kantisme et l’empirisme. En réalité, ces influences philosophiques s’expriment différemment selon qu’il s’agisse de la structure du système normatif (§ I) ou de la méthode de description du droit (§ II).

§ I. La structure du système normatif

2 La structure du système normatif kelsenien ne repose pas, au sens strict, sur une approche empirique (A). Elle se rapproche davantage de la philosophie idéaliste transcendantale kantienne (B).

A. L’absence d’une réelle méthodologie empirique

3 H. Kelsen n’est pas, au sens strict du terme, un empiriste (2) même s’il s’en inspire (1) pour poser les bases de la neutralité axiologique de la science du droit.

1. L’apport de l’empirisme

a) La neutralité descriptive comme noyau central de la partie épistémologique de la Théorie pure du droit

4 Le normativisme kelsenien s’articule en trois niveaux de discours. Le premier niveau correspond au « Droit », c’est-à-dire au discours du législateur. Ce sont des normes juridiques prescriptives et susceptibles d’être décrites par la science du droit. Le deuxième renvoie au métadiscours du juriste composé de propositions de droit qui décrivent les relations entre les normes juridiques. Il s’agit de la description de la structure de l’ordre juridique, sorte de métalangage sur le droit.

5 Le troisième concerne le langage sur la science du droit, c’est-à-dire l’épistémologie juridique qui constitue un méta-métalangage prescriptif6. C’est ce troisième niveau qui confère la scientificité à la science du droit car il prescrit aux juristes, aux savants, « des directives méthodologiques »7 qui produisent un méta-discours sur le discours juridique. Quelles sont, plus précisément, ces directives qui confèrent au discours sa scientificité et qui constituent le noyau central de la partie épistémologique de la Théorie pure du droit ? Afin qu’il devienne scientifique, le discours juridique doit être extérieur à son objet, le droit doit se borner à le décrire à l’aide de propositions susceptibles d’être vraies ou fausses. Autrement dit, il s’agit de la prescription de décrire qui a été particulièrement développée dans les travaux de N. Bobbio notamment8. Cette obligation est essentielle, elle est la marque de la scientificité de la science du droit qui s’inscrit dans une épistémologie juridique particulière par rapport à celle que l’on retrouve dans les sciences de la nature. L’épistémologie des sciences de la nature ne prescrit pas, elle se limite à décrire les procédés par lesquels ces sciences produisent des connaissances. L’épistémologie juridique, elle, a une nature singulière : elle « prescrit de décrire ». Ce faisant, Kelsen se rapproche de l’empirisme méthodologique entendu comme un mode de connaissance du droit selon lequel le savant (juriste) a l’obligation de se contenter de décrire la norme sans jugement de valeur ; c’est la fameuse posture dite de la « neutralité descriptive » qui est au cœur de l’épistémologie kelsenienne. On le verra plus tard, cette position empiriste, d’un point de vue épistémologique, trahit le syncrétisme méthodologique de l’auteur qui soutient le dualisme ontologique entre l’être et le devoir être et qui situe la norme juridique dans « les esprits » et non dans un fait. Néanmoins, au-delà de cette difficulté, la neutralité descriptive kelsenienne permet de mettre l’accent sur ce qui intéresse l’auteur en réalité : savoir à quelle condition un discours qui décrit ce qu’est le droit est « un discours scientifique impartial, valide en termes de vérité-fausseté, et non pas un discours doctrinal lui-même normatif »9. Autrement dit, c’est bien la question

épistémologique sur le droit qui est au cœur de la Théorie pure (quelles sont les conditions qui rendent possible un discours scientifique sur le droit) et qui prime en quelque sorte sur l’ontologie du droit (qu’est-ce que le droit/l’essence du droit).

b. Une critique positiviste de l’idéalisme épistémologique au nom de la lutte contre la métaphysique

6 L’épistémologie juridique a une nature particulière : elle est prescriptive en ce sens qu’elle « prescrit de décrire ». Ce faisant, Kelsen se rapproche de l’empirisme méthodologique entendu comme un mode de connaissance du droit selon lequel le savant a l’obligation de se contenter de décrire la norme sans jugement de valeur dans le cadre d’une posture dite « neutre » qui est au cœur de l’épistémologie kelsenienne. Cette neutralité descriptive confère la scientificité du discours sur le droit (ce méta discours doit être extérieur à son objet et doit se borner à le décrire par des propositions de droit susceptibles d’être vraies ou fausses). L’empirisme épistémologique, qui impose de décrire, permet donc à Kelsen de distinguer la science du droit de l’univers de la politique et plus largement de l’idéologie. Cette idée est omniprésente dans l’œuvre du maître autrichien qui conçoit l’idéologie comme le produit d’une volonté opposée à la connaissance. Aussi, contrairement à l’épistémologie idéaliste qui érige en standard objectif de vérité, un certain idéal de justice sous le sceau de la science du droit, Kelsen combat l’idéologisme dans le cadre d’une méthodologie empiriste d’un point de vue épistémologique car il distingue radicalement le droit et la science du droit ; d’où la pureté et l’autonomie de la science du droit par rapport à l’objet droit qui ne peut pas être évalué à l’aune d’un idéal axiologique. La science du droit n’est pas la science du juste et de l’injuste ; elle étudie le droit comme n’importe quel objet, de façon impartial et empirique. L’un des buts principaux de la théorie pure du droit est donc « d’éliminer les idéologies qui s’introduisent dans la science du droit et dans la création et qui ont pour effet de voiler la réalité juridique qu’on veut connaître ou créer »10.

7 Afin de « déterminer les notions fondamentales pour comprendre n’importe quel droit »11, il est donc nécessaire d’adopter une attitude de « méfiance radicale à l’égard de l’idéologie » et plus largement de la métaphysique. Ce rejet de l’idéologie procède, au fond, de la distinction weberienne entre le savant et le politique ; l’un décrit alors que l’autre prescrit. Cette croisade contre la métaphysique dans la Théorie pure du droit, en tant qu’elle est empiriste, est donc largement inspirée par les conceptions épistémologiques du Cercle de Vienne du début du XXe siècle. Kelsen partage par exemple avec Moritz Schlick l’attitude qui vise à « débusquer » les faux problèmes en philosophie12 afin de mettre fin aux débats stériles en adoptant une démarche critique face aux méthodes spéculatives de la métaphysique. Le criticisme Kelsenien se rapproche de celui de Schlick auquel il fait référence à de nombreuses reprises dans la deuxième édition de la Théorie pure du droit notamment13. Kelsen cherche en effet à débusquer les faux problèmes du droit comme le dualisme entre le droit et l’État. Toute la construction de la théorie générale du droit et de l’État vise à mettre à jour ces « faux problèmes » en désubstantialisant les notions juridiques purifiées de tout contenu spéculatif. L’unité de la science du droit purifiée constitue donc l’objectif majeur de H. Kelsen qui partagera avec les positivistes le rejet radical de la métaphysique ainsi que la méthode descriptive (une description de la norme sans émettre sur celle-ci un jugement de valeur).

c. La critique positiviste de l’idéalisme épistémologique au nom du dualisme entre la norme et le fait

8 Chez Kelsen, la connaissance scientifique du droit (au sens formel) s’oppose à la structure « non-formelle »14 qui comprend des éléments extra-juridiques. Cet axe méthodologique prend ses racines profondes dans la distinction qu’il opère entre les sciences de la nature et la science du droit. Les sciences de la nature, régies par le principe de causalité, répondent à des objectifs propres. La science du droit, elle, peut prétendre à être scientifique parce qu’elle est régie par le principe d’imputabilité, propre aux normes juridiques. Plus précisément, la seule connaissance juridique valable est celle qui considère le droit comme un devoir être (Sollen) par opposition aux faits (Sein) que l’on retrouve en sociologie ou dans les autres sciences dites naturelles.

9 Cette dualité entre l‘être et le devoir être repose, à l’origine, sur la philosophie de D. Hume (« Traité sur la nature humaine »). D’un point de vue épistémologique, cette dichotomie marque le rejet de la méthode inductive : il est en effet exclu d’extrapoler, à partir d’une série finie d’observations particulières, un principe de portée universelle généralisable. Autrement dit, la répétition des énoncés particuliers n’autorise pas l’énoncé d’une loi générale car un seul énoncé dissident peut faire disparaître l’énoncé général existant. Mais parallèlement à l’invalidité des inférences inductives dans le domaine scientifique, la fameuse loi de Hume a également posé les bases d’un autre principe qui régit les rapports entre la science et la morale selon lequel la science appartient au domaine de l’objectivité alors que la morale (comme l’ensemble des valeurs) appartient à celui de la subjectivité. La « loi de Hume » est donc à l’origine de la césure radicale entre la science (être) et la morale (devoir-être) car il n’est pas possible de dégager une conclusion éthique voire juridique d’une prémisse tirée de la connaissance. Cette dichotomie entre l’être et le devoir être sera reprise par Kant qui distingue la raison pure (métaphysique de la nature : ce qui est) de la raison pratique (métaphysique des mœurs : devoir-être). Max Weber l’étendra à la sociologie en défendant avec force la neutralité axiologique de la science face à l’irrationalisme de l’univers éthique. Kelsen en fera de même dans le domaine du droit. Il s’appuiera sur le diptyque Sein-Sollen pour saisir la spécificité de la science du droit. C’est de cette manière qu’il posera les bases de la fracture entre le positivisme juridique et le jusnaturalisme ; les deux doctrines juridiques étant par là-même, irréconciliables. On retrouve aussi, logiquement, cette séparation Sein-Sollen dans la philosophie analytique, chez M. Schlick notamment, associé à la philosophie du Cercle de Vienne. Ce dernier évoque les règles morales comme des reproductions des faits de la réalité (ces reproductions mettent en lumière les caractéristiques d’un phénomène considéré comme moral dans certaines circonstances). Il y a donc une analogie avec Kelsen qui place la moralité dans le rang du Sein. C’est pourquoi l’idée de justice ou de moralité n’a rien à voir, selon l’auteur, avec la science du droit qui s’articule autour du devoir être (Sollen). C’est le devoir être qui confère à la norme juridique sa spécificité. Il existe alors une césure radicale, pour Schlick, comme pour Kelsen, entre la moralité (Sein) et la norme juridique (Sollen). Néanmoins, la similitude s’arrête là parce que Kelsen radicalise la spécificité du standard normatif : la norme juridique n’est ni vraie, ni fausse, elle peut seulement être valide ou non valide alors que le jugement ou l’énoncé scientifique (au sens de M. Schlick) peut être vrai ou faux. Cela n’est pas étonnant car

même si Kelsen adopte une méthodologie empiriste d’un point de vue épistémologique, il n’est pas empiriste.

2. Un syncrétisme méthodologique en rupture avec l’empirisme

10 L’expérimentation scientifique telle qu’elle résulte de la méthode dite empirique tire son critère de vérité, de vérifiabilité sur des faits. Or, dans la Théorie pure du droit, le critère de vérifiabilité de la proposition ne repose pas sur un critère de type expérimental, la norme juridique n’est pas un fait. Elle est « la signification d’un acte de volonté »15 qui renvoie à un « devoir être » (Sollen). La norme désigne « une prescription ou un ordre ». Elle signifie que « quelque chose doit être ou avoir lieu ». Aussi, le critère de vérifiabilité repose au bout du compte non sur l’existence d’un fait mais sur la validité de la signification d’un acte de volonté ; validité qui repose in fine sur un système de type transcendantal kantien.

11 De plus, chez Kelsen, le rapport de vérité correspondance ne peut pas se déduire d’une analyse logico-formelle (empirisme logique) ; elle oblige à s’appuyer sur le contenu de la norme. Pour savoir si la proposition est vraie ou fausse, il faut s’interroger sur le sens de la norme juridique et plus précisément sur son contenu. Dans la Théorie pure du droit, l’auteur prend l’exemple d’une proposition d’un manuel de droit civil qui énonce la proposition suivante (d’après le droit de l’État que ce manuel entend décrire) : « celui qui n’exécute pas la promesse de mariage qu’il a faite doit réparer le dommage qu’il a causé par cette conduite, et au cas où il ne le fait pas, il doit être procédé à exécution forcée sur son patrimoine »16. Cette proposition est « fausse », nous dit Kelsen, « si le droit de l’État en question n’établit pas l’obligation en question c’est-à-dire si l’État ne prescrit pas l’exécution forcée éventuelle qu’affirme la proposition »17. Dans ce cas, la question de la valeur de vérité de la proposition n’opère pas dans un espace purement logique ; elle dépend du contenu de la norme objet de la science du droit. Plus, souligne justement V. Petev, « les relations entre conséquences et conditions faits juridiques imposent une analyse interprétative des deux éléments de la chaîne logique d’imputation : la vérité logique ne s’y montre que par le biais de la vérité des propositions juridiques dogmatiques »18. Or, celles-ci sont vraies si dans un système juridique donné, il existe une norme valide ayant le contenu que lui confère la proposition juridique en question. Autrement dit, la proposition est dite « vraie » lorsque dans un système juridique donné, on trouve une norme juridique valide dont le contenu est en adéquation avec celle de la proposition. Pour reprendre l’exemple de la proposition sur la promesse de mariage, celle-ci est dite « vraie » si l’on trouve dans le droit de l’État en question, une norme juridique de contenu similaire. Le problème est que le critère de vérité de la proposition juridique « dogmatique » procède de l’examen, de l’interprétation du contenu des normes juridiques existantes dans l’État donné. Or, le rapport de « vérité-correspondance » entre la proposition et la norme s’établit ici par voie d’interprétation du contenu des normes juridiques et non pas par la voie de l’inférence formelle (empirisme logique).

12 Enfin, en refusant de rompre complètement avec le criticisme kantien, en admettant comme point de départ que toutes les notions juridiques peuvent être purifiées, étudiées formellement et qu’il y a des « catégories juridiques transcendantes aprioriques, indépendantes de toute expérience »19 (catégories qui conditionnent l’existence même du droit), Kelsen trahit les exigences de l’empirisme logique qui rejette le « synthétique a priori »20 ; la vision scientifique du monde repose sur la

distinction des énoncés soit de type analytique (a priori, logique, mathématique) soit de type synthétique (a posteriori, empirique). Il n’y a de place ici pour les énoncés « synthétiques a priori »21 : les énoncés informatifs ne peuvent donc qu’être empiriques.

13 Pour ces raisons, H. Kelsen n’est donc pas réellement un empiriste. Même s’il adopte une méthodologie empiriste d’un point de vue épistémologique, sa philosophie du droit n’est pas purement empiriste. Et cela s’explique très bien dans la mesure où il emprunte davantage qu’on ne souhaiterait à la philosophie kantienne.

B. Une approche idéaliste transcendantale kantienne

1. Le dualisme sein-sollen

14 La distinction entre science de la nature et science sociale permet de saisir le centre névralgique du critère de validité du droit. Les sciences de la nature renvoient à un système d’éléments reliés par le principe de causalité. Dans les sciences sociales, le comportement des individus est régi par le principe d’imputabilité. De ce point de vue, « pour décrire son objet, la science du droit formule une proposition décrivant une situation juridique. Elle recourt au principe d’imputabilité »22. Dans la Théorie pure du  droit, Kelsen prend l’exemple de la proposition suivante : « si un individu a commis un crime, il doit être puni ». La relation qui régit les deux faits (crime/punition) résulte d’une norme qui prescrit ou autorise un comportement. Cette norme est elle-même attachée à un acte édicté par les êtres humains ; « actes accomplis dans le temps et dans l’espace et que l’on désigne par des termes tels que coutume, loi… »23. La relation entre les deux faits précités (crime/punition) ne sont donc pas régis par le principe de causalité car dans une relation causale, l’effet se produit indépendamment de toute norme créée par les êtres humains (si A existe, alors B existe ou existera conformément à une loi naturelle). Or, dans l’exemple donné, la relation entre les deux faits se produit non pas en raison d’une loi naturelle mais en raison de la norme créée par les êtres humains. C’est là la spécificité du principe d’imputation ; principe propre à caractériser la norme juridique qui exprime que quelque chose doit être ou se produise24 (si A existe alors B doit être). Ce qui doit être (Sollen), constitue donc le cœur de la norme objet de la connaissance juridique. Mais encore faut-il que ce devoir être se distingue clairement de l’acte de volonté dont la norme est la signification. C’est le sens du dualisme de Kelsen. En effet, la norme est signification d’un acte de volonté mais l’acte de volonté (Sein) ne se confond pas avec sa signification (Sollen).

15 Contrairement à la position défendue par Alf Ross qui nie le dualisme25 Sein-Sollen car le phénomène juridique est considéré comme un fait réel (le droit ne donne lieu qu’à la description d’actes effectifs de conduite humaine, les normes juridiques ne sont que l’expression psychologique ou sociale qui se confond avec le fait de croire à l’autorité ou à la compétence de l’organe qui pose le droit ; il n’est donc pas utile ici de recourir à un système de validité extérieur au Sein), Kelsen met l’accent sur la spécificité de la norme juridique qui résulte du dualisme et prend son sens par la signification des normes qui peut être subjective ou objective. La signification objective, c’est-à-dire le sens de la validité de la norme, « repose sur une autre norme qui la fonde et la rend incontestable ». Kelsen prend par exemple l’acte de législation. Si « l’acte de législation, qui a subjectivement la signification d’un Sollen, a cette signification objectivement aussi, c’est-à-dire s’il a le sens d’une norme valable, c’est parce que la Constitution le lui confère. L’acte de législation constitutionnelle a un sens normatif objectivement aussi,

s’il est présupposé que l’on doit se conduire comme le législateur constituant le prescrit »26. Au bout de la chaîne, « la validité objective d’une norme selon laquelle un homme doit se conduire conformément à la signification subjective de l’acte de volonté d’un autre homme concernant sa conduite ne résulte donc pas du fait positif, réel, qu’est cet acte de volonté ; elle résulte, elle ne peut résulter que d’une autre norme »27 ; et au final, l’hypothèse qui fonde la validité objective est la norme fondamentale. Le dualisme kelsenien fonde donc la spécificité du système normatif. Le critère du droit n’est pas un fait (Sein), un acte de volonté, une loi, un règlement posé par tel organe compétent. La norme juridique se caractérise par sa validité objective, lorsqu’elle repose sur une norme supérieure qui, elle-même, répond à la logique pyramidale au sommet de laquelle se situe la norme fondamentale. Définie comme la signification d’un acte de volonté, c’est-à-dire un acte dirigé au comportement d’un autre et de ce fait, en tant qu’ordre, la norme n’est ni vraie ni fausse. Elle est la signification d’un acte de volonté et non d’un acte de la pensée qui renvoie davantage à un jugement. La science normative relève alors bien du sollen et non du Sein car c’est le principe d’imputation qui la régit. Par conséquent, d’un point de vue logico-formel : d’une proposition normative, ne peut dériver qu’une autre proposition normative, jamais un fait, une proposition factuelle. À l’origine d’une norme, il ne peut y avoir qu’une autre norme. Cette acception de la norme permet de circonscrire l’objet de la science du droit « dans un esprit critique »28 kantien, en constituant « une catégorie a priori relative qui doit permettre de comprendre les matériaux juridiques empiriques »29. Si on reprend l’exemple de l’enchaînement de la peine et du délit précédemment évoqué ; ces deux faits ne sont pas reliés par une relation de causalité (relation indépendante de l’intervention d’un acte de volonté dont la norme est la signification) mais d’imputation (Sollen). Cette obligation signifie, « en tant que catégorie du droit, simplement la manière particulière dont la condition juridique et la conséquence juridique sont liées dans la règle de droit »30. Cette catégorie (Sollen) a donc un caractère formel. À l’instar de l’apriorisme kantien, elle reste applicable, peu importe le contenu des faits envisagés : elle est transcendantale du point de vue de la théorie de la connaissance. Cette méthode « critique » du droit de Kelsen fait écho au criticisme kantien qui repose sur la double interrogation de la légitimité et de la validité31 (la légitimité et la validité de la  connaissance chez Kant ; la légitimité et la validité du droit, du système juridique chez Kelsen).

16 La science du droit c’est donc la science des normes qui s’enracine dans l’obligatoriété qui elle-même relève du devoir être (système formaliste qui fixe la condition d’existence des normes et qui détermine leur condition de validité). On retrouve d’ailleurs chez Kant la même logique à propos de la théorie de la normativité (raison pratique). C’est la raison pure pratique qui va fixer les principes rationnels c’est-à-dire des propositions universelles dont on peut tirer, en dehors de tout contexte empirique, des conséquences valides32.

2. La cohérence du système des normes

17 L’ordre juridique kelsenien est un système de normes. Malgré la diversité des normes de droit positif, il existe une unité, « un système ou un ordre, quand leur validité repose en dernière analyse sur une norme unique »33, la norme fondamentale. L’appartenance de la norme à un ordre déterminé résultera donc seulement de sa validité avec la norme fondamentale qui est à la source du système normatif. Cette dimension unificatrice est primordiale pour Kelsen qui cherche, dès le départ, « une

compréhension systémique du droit »34. Cette unité, cette structure, Kelsen la trouve dans la raison, l’exercice de la raison qui, en tant qu’exigence transcendantale et a  priori, fournit aux normes leur radicalité pure. C’est elle qui conditionne in fine la normativité, c’est-à-dire le sens de l’acte de volonté. Autrement dit, c’est bien la raison pure qui conditionne, détermine les conditions de possibilité de signification et de validité du droit. Et c’est là une des conséquences du dualisme sein-sollen. En admettant ce dualisme, Kelsen rompt avec l’empirisme car la source ultime de validité du droit réside dans le sens donné à l’obligation juridique (sollen). En hissant la raison au cœur du système de validité des normes juridiques, la Théorie pure du droit fait naturellement écho à la Critique de la raison pure kantienne. Le problème kantien est un problème critique. À la fin du XVIIIe siècle, la métaphysique est dans une sorte d’impasse, elle ne réussit pas à se constituer à l’état de science. Pour résoudre le problème du statut de la métaphysique, Kant va opérer un changement radical de méthode comparable à celui qui a été accompli pour les mathématiques ou la physique. Au lieu de considérer que les connaissances « se règlent » sur les objets, ce sont désormais les objets qui se « règlent » sur la connaissance. La « révolution copernicienne de Kant, dit Deleuze, consiste en ceci : subsumer à l’idée d’une harmonie entre le sujet et l’objet (accord final) le principe de soumission nécessaire de l’objet au sujet. La découverte essentielle est que la faculté de connaître est législatrice, ou plus précisément qu’il y a quelque chose de législateur dans la faculté de connaître. Ainsi, l’être raisonnable se découvre de nouvelles puissances c’est nous qui commandons »35. Si la première source de la connaissance est l’intuition (Esthétique transcendantale), la seconde repose sur les concepts purs de l’entendement (logique transcendantale). Ce sont eux qui permettent d’unifier les intuitions sous des règles, des lois, des catégories (par leurs « fonctions logiques pures »36) et de limiter le champ de l’expérience possible. C’est la raison pure, a priorique, qui va permettre de déterminer les conditions de légitimité et de validité de la connaissance. C’est pour cela que Kant est vu comme « l’homme du droit »37. Nous rejoignons la position de J. Lacroix lorsqu’il souligne que la « raison est normative » car son caractère essentiel « n’est pas la connaissance du fait, mais l’imposition du droit ». Par droit, il ne s’agit pas du droit positif en vigueur mais du droit, le droit de la raison, la raison spéculative qui structure le criticisme kantien38. C’est en effet à l’aune des lois universellement valables, dominant a priori les cas particuliers que le « procès », le tribunal critique de la raison pourra opérer afin de créer les conditions de légitimité et de validité39 des connaissances. On retrouve donc, chez Kant, comme chez Kelsen, le rôle structurateur de la raison, dans une démarche critique, pour fonder l’unité d’un système ; sa scientificité.

3. L’approche hylémorphique du système juridique : l’expérience comme champ

d’application et de validité du système normatif

18 Dans la philosophie kantienne, si la source de la connaissance est transcendantale (ce qui, indépendamment de toute expérience, rend possible toute connaissance ici), son champ d’application et de validité se limite à l’expérience. C’est là l’originalité du système kantien qui circonscrit le champ de connaissance possible, valide. C’est d’ailleurs sur ce critère fondamental qu’il vérifie si la métaphysique spéculative peut satisfaire à ces conditions de validité ; l’idée étant, dans la Critique de la raison pure, de vérifier si la métaphysique peut prétendre au titre de science (science possible). Or, les jugements synthétiques a priori de la métaphysique ne satisfont pas aux principaux

critères permettant de démontrer leur valeur objective, leur validité. Ils échappent aux conditions de connaissance spatio-temporelle et ne peuvent pas se rapporter aux phénomènes. On ne peut rien en connaître du point de vue de l’expérience. Ce faisant, on saisit là l’importance de l’expérience dans le mécanisme de la validité objective des connaissances. Si les formes a priori sont nécessaires, elles ne sont pas suffisantes ; l’expérience possible détermine le champ d’application et de validité des connaissances (d’où l’approche hylémorphique : l’indissociabilité de la forme et de la matière). La philosophie kantienne ne devient pas empiriste pour autant car « l’expérience possible à laquelle la déduction transcendantale renvoie n’est pas un fait empirique, généralisé de manière quelconque, mais l’expérience en tant que telle et comme résultat d’une constitution complexe dont les formes cognitives a priori sont les conditions nécessaires mais non suffisantes »40. Autrement dit, l’expérience ne représente pas « un fait donné mais un fait accompli, un achèvement plus qu’une occurrence ». Plus, G. Zöller, qui a consacré une étude sur la relation entre le transcendantal et l’empirique chez Kant, souligne que « c’est ce sens énergétique – possibilisant et formatif – que l’expérience possède chez Kant qui la distingue de l’expérience des empiristes, chez lesquels l’expérience sert de base, même si elle inclut des éléments mentaux et reflète une certaine participation ou investissement de l’esprit »41.

19 La place accordée à l’expérience, qui détermine le champ d’application et de validité de la source de la connaissance, est aussi caractéristique du système kelsenien. Cette idée est patente lorsque Kelsen évoque les conditions de validité d’un ordre étatique : « on ne peut considérer un ordre étatique comme valable que si ceux qu’il prétend régir se conforment, jusqu’à un certain point, à ses prescriptions »42. Plus précisément, il souligne que « la réalité ne peut être l’image parfaite de l’ordre normatif ; elle doit cependant présenter avec son modèle un minimum de ressemblance »43. Il en déduit que l’ordre tsariste n’est plus valable en Russie depuis tout ce qui s’est passé depuis la Révolution ; « c’est une idée insensée – ajoute l’auteur – car, qu’est-ce que cela signifie de proclamer valable un ordre, au regard duquel rien de ce qui existe ne serait régulier ? »44. La structure normative doit donc nécessairement se rapporter « un minimum » aux phénomènes. Si Kelsen établit ces conditions de validité formelles, celles-ci doivent pouvoir s’appliquer à l’ensemble des systèmes juridiques (national/international). Le système normatif n’est pas un pur système idéel construit et élaboré sans rapport au réel. Les formes a priori doivent être expérimentables45. Le transcendantal, chez Kelsen comme chez Kant, ne va donc pas au-delà de toute expérience possible ; elle se déploie dans l’expérience en tant que telle et comme résultat.

§ II. La méthode de description du droit : une approche phénoménologique

20 L’approche phénoménologique de H. Kelsen se caractérise par de nombreux points de rupture avec la philosophie kantienne (A). Pour décrire le droit, l’auteur est davantage marqué par les néokantiens et les empiristes (B).

A. Les points de rupture entre Kelsen et Kant

21 Kelsen va plus loin que Kant dans la lutte contre la métaphysique (1). Il n’accorde par ailleurs pas la même importance à la matière expérimentale (2) dans son approche descriptive du droit.

1. La lutte renforcée de Kelsen contre la métaphysique

22 La définition du droit de H. Kelsen renonce à la prétention d’accéder à la règle juste. Une norme juste ne l’est que relativement. Elle n’est juste que par sa conformité à une norme positive. L’auteur ne nie pas qu’il existe des valeurs telles que la justice, l’équité. Simplement, ces valeurs ne relèvent pas de la sphère du droit, de la science du droit car la justice ne peut pas faire l’objet d’une connaissance rationnelle46. Kelsen va donc rompre avec les réminiscences métaphysiques de la philosophie pratique kantienne. En effet, si Kant expose que les fondements d’une métaphysique des mœurs se situent dans les structures de la raison, dans un ordre a priori, transcendantal, pur et universel, le « droit strict (étroit) »47 (pur de ce qui est moral par opposition au « droit large ») veut ce qui est juste d’après les requêtes universelles de la raison pratique. Toute action est juste, précise Kant, « qui peut faire coexister la liberté de l’arbitre de chacun avec la liberté de tout autre selon une loi universelle, ou dont la maxime permette cette coexistence »48. Ainsi, dans la Doctrine du droit, Kant ne renonce pas à structurer l’univers juridique par le besoin objectif de la raison pratique, par l’universalité de ses exigences pures. Ce faisant, il ne renonce pas non plus aux Idées de la raison, idées irréductibles car nécessairement produites par la raison qui remonte du conditionné vers l’inconditionné. Autrement dit, si dans la Critique de la raison pure, Kant montre que les principes régulateurs de la raison ne peuvent pas faire l’objet de connaissance et n‘ont pas d’intérêt théorique, ils présentent un intérêt pratique qui constituera le fondement de la « loi morale » qui s’impose à l’homme49. C’est la raison pour laquelle la liberté et le bien commun, en dernier ressort, doivent être supposés pour guider, structurer, apporter de la cohérence aux actions humaines et plus strictement, aux principes qui régissent le système juridique50. Kelsen s’oppose à cette idée et radicalise la lutte contre la métaphysique. Cette lutte n’est que l’expression des combats et des enjeux de la théorie pure du droit : une théorie « a-politique », qui ne se sert pas le pouvoir politique ni les idéologiques politiques et qui conduit à ne plus hypostasier l’État.

23 On pourrait objecter que Kelsen, à l’instar de Kant, fait référence à une Idée régulatrice de la raison. Cette idée, c’est celle de la liberté qui innerve, en filigrane, la science du droit et plus particulièrement le choix de la démocratie au sens formel. En effet, si la science du droit se veut rationnelle, si elle oppose une certaine « froideur » en refusant tout principe métaphysique comme fondement, ce formalisme va lui permettre de développer une conception de la démocratie qui laisse une large place à l’expression de l’opposition et aux minorités politiques. Si la justice n’existe pas ou est une pure « illusion »51, l’auteur y substitue l’idéal de liberté et de paix (la « sphère rationnelle de l’idée de paix »52). Le premier chapitre de l’ouvrage intitulé « La démocratie. Sa nature –  Sa valeur » est d’ailleurs consacré à « La liberté ». Néanmoins, cette idée régulatrice n’en est pas véritablement une au sens kantien car Kelsen ne la théorise pas de cette manière. Ce n’est pas un postulat méthodologique de départ, c’est une position que l’on retrouve à la lecture de l’intégralité de l’œuvre de Kelsen. Autrement dit, Kelsen ne construit pas la légitimité et les conditions de validité du droit autour de l’idée de liberté et de paix même si ces idéaux innervent la structure d’ensemble.

2. L’importance discutée de la matière expérimentale dans l’approche kelsenienne

24 L’esthétique transcendantale (partie 1 de la Critique de la raison pure) révèle que la première source de la connaissance est l’intuition : l’intuition formelle (l’espace et le temps comme rapports dans lesquels on peut saisir le divers sensible) et l’intuition matérielle c’est-à-dire le donné empirique ou divers sensible. En effet, notre sensibilité est affectée par les objets. C’est cela qui produit des intuitions empiriques ou sensations. Cette place accordée à l’intuition marquera un point de rupture avec Kelsen. En effet, à la différence d’autres auteurs comme Stammler53 ou Sander qui sont plus proches de l’optique kantienne, Kelsen ne considère pas le droit comme un ensemble de jugements synthétiques, comme une synthèse des notions et des faits. Sander reprochera d’ailleurs à Kelsen de ne pas accorder assez d’importance aux données empiriques et de réduire la réalité juridique à des notions formelles54. L’État, les personnes juridiques sont effectivement décrites formellement, sans aucune référence factuelle. Seules les normes existent de ce point de vue. Kelsen met en effet davantage l’accent sur la seconde source de la connaissance, sur la logique transcendantale afin d’épurer sa théorie de la donnée expérimentale, factuelle (esthétique transcendantale) et métaphysique (Dialectique transcendantale). C’est donc une radicalisation de la position kantienne qui s’opère ; une radicalisation qui repose en réalité sur une relecture de l’œuvre de Kant inspirée par le néokantisme.

B. L’influence des néokantiens et des empiristes : le droit comme relation

25 Le système normatif kelsenien comporte deux facettes : la théorie du droit (descriptive) et la théorie « pure » du droit (prescriptive). D’une part, la théorie « pure » est prescriptive, c’est la théorie de la science du droit qui fait référence à un « méta-méta discours qui contient des directives méthodologiques adressées à l’intention des juristes qui produisent un méta-discours sur le discours juridique »55. La théorie pure du droit est prescriptive car elle indique les caractères de scientificité du discours. Pour être scientifique, il doit être extérieur et des propositions de droit, susceptibles d’être vraies ou fausses, doivent se borner à décrire le droit (positif ). D’autre part, la théorie du droit renvoie à la science du droit, c’est-à-dire à un métadiscours du juriste. Ce métadiscours prend forme par le biais des propositions de droit qui décrivent les relations entre les normes juridiques. Il s’agit de la description de la structure de l’ordre juridique. Plus précisément, ce métadiscours est l’objet de la science du droit et les propositions de droit qui décrivent les relations entre les normes sont susceptibles d’être vraies ou fausses. Ces propositions de droit se distinguent donc clairement du droit (qui est décrit), c’est-à-dire du discours du législateur, des normes juridiques prescriptives qui sont l’objet du métadiscours du juriste. Ces normes juridiques, issues du droit positif, ne sont pas susceptibles d’être vraies ou fausses. Elles sont seulement susceptibles d’être décrites par des propositions de droit. La théorie du droit se borne donc à décrire la structure de l’ordre juridique ; d’où la fonction pragmatique des propositions de droit. Or, la description de la structure de l’ordre juridique est bien singulière chez Kelsen car elle exclut tout ontologisme, toute donnée factuelle. Seules subsistes les relations ou les formes droit. Cette méthodologie s’explique aisément car Kelsen lutte contre toute hypostasie de l’État. Introduire la substance ou le fait dans la description du droit serait la clé d’entrée vers l’idéologie ou la politique (en opposition

au labandisme56) et c’est précisément la porte que souhaite fermer l’auteur par la « froideur » du formalisme, signe de neutralité axiologique.

26 Cet anti-ontologisme est permanent dans la théorie du droit de Kelsen, c’est son emprunte matricielle. Quelques exemples significatifs permettent d’en rendre compte : la description de l’État, de la personne juridique ou encore la relativisation de la division du droit en droit public et droit privé. L’État est la personnification de l’ordre juridique (sujet d’imputation comme personne agissante). D’un point de vue purement juridique, il n’est pris en considération qu’à titre de « phénomène juridique, c’est-à-dire de corporation »57. Ce qui singularise la corporation étatique est l’ordre normatif qui le constitue car l’État n’est qu’« une communauté créée par un ordre juridique étatique par opposition à un ordre juridique international »58. En sa « qualité de personne juridique, l’État est une personnification de la communauté ou de l’ordre juridique étatique qui constitue cette communauté »59. D’où l’assimilation entre l’État et l’ordre juridique c’est-à-dire un « système normatif qui régit la conduite mutuelle d’une pluralité d’individus »60. De ce point de vue, l’État n’a pas « d’existence réelle ou naturelle »61 ; seuls sont réels « les concepts humains régis par les normes diverses »62. Désubstantialisé et dépourvu de consistance psychologique, sociale, l’État permet seulement de déterminer la sphère de validité territoriale dans laquelle les normes de l’ordre juridique s’appliquent. Le territoire n’est donc pas une unité naturelle et géographique dans ce cadre car l’État est seulement « une unité juridique »63, une sorte de « concept pur » car il « n’est pas autre chose qu’une la sphère de validité territoriale de l’ordre juridique »64. La même démarche désubstantialisante s’opère concernant la personne juridique. Les personnes physiques, comme les personnes morales, n’ont pas d’existence naturelle ou réelle. La personne juridique n’est pas une entité distincte de ses droits et obligations. Elle « n’est que la personnification de leur unité ou – puisque les droits et les obligations sont des normes juridiques – la personnification de l’unité d’un ensemble de normes juridiques »65 car seuls sont « réels » les comportements humains régis par des normes. La même logique explique la relativisation du dualisme entre droit public et droit privé car Kelsen rompt avec la théorie traditionnelle allemande qui cherche à construire l’unité d’un droit public spécifique par rapport au droit privé66 avec un renforcement de la séparation entre le droit public et le droit privé ; séparation « favorable à l’omnipotence du pouvoir central »67. Pour l’auteur, « les actes publics de l’État sont des actes juridiques au même titre que les contrats et surtout il s’agit dans les deux cas d’une individualisation de normes générales, qui constitue une nouvelle étape dans le processus au cours duquel la volonté de l’État se réalise »68. Cette perspective permet d’envisager l’ordre juridique comme un tout et peut « sans paradoxe voir un acte de l’État aussi bien dans un contrat que dans la décision d’un magistrat, l’un et l’autre étant des actes créateurs de normes, que l’on peut imputer à l’unité d’une ordre juridique »69. La relativisation du droit public et du droit privé est donc la marque d’une description du droit dépourvu d’ontologisme. Elle n’est plus fondée sur la puissance de l’État mais sur l’unité de l’ordre juridique.

27 À travers ces trois exemples représentatifs, ce qui ressort, c’est l’aspect formel de la description du droit, a-factuelle et a-ontologique. Cette exclusion radicale ne s’inspire pas de Kant car c’est justement un des points de rupture entre les deux auteurs. Cet anti-ontologisme et cette vision du droit uniquement envisagée comme une relation70 trouve davantage son influence dans le néokantisme. Le néokantisme peut se concevoir comme « une forme d’idéalisme radical d’inspiration kantienne »71. Il se développe à

partir de la fin du XIXe siècle et va se construire parallèlement au positivisme ; l’idée étant de porter une réflexion sur les fondements de la connaissance empirique des nouvelles sciences72. Il est généralement admis que la publication, en 1871, de « Kans theorie der Erfahrung » (« La Théorie kantienne de l’expérience ») de H. Cohen73, marque un moment de rupture dans les débats qui ont précédé le « retour à Kant »74. Cohen a cherché à donner une relation amplifiée à la logique de Kant, excluant l’esthétique et la dialectique transcendantale. Il remplace le principe kantien de la synthèse (qui suppose comme condition un donné antérieur à la pensée) par celui de la création. Autrement dit, la connaissance ne résulte plus de la synthèse des éléments a priori et de la matière (expérience) mais devient une création pure de l’intellect. Cohen a pu opérer un tel changement en repensant la forme pure de l’intellect. Cette forme pure n’est plus seulement le caractère de condition formelle a priori mais le caractère de catégorie productrice. L’innovation cohenienne réside dans la redéfinition de la forme pure de l’intellect à laquelle il attribue un caractère dynamique. C’est un « principe de production »75 qui va devenir la base du nouveau concept de connaissance pure. C’est cette forme pure qui va se trouver à la base, à la source de la connaissance comme un « principe producteur » (le « Vor Sein » qui produit l’être). Selon Renato Treves, cette conception fait que « les formes pures de la pensée acquièrent une valeur qui n’est plus logique (…) mais ontologique »76. Cet ontologisme créateur et producteur ne renvoie pas à l’étude d’une substance absolue et immuable (sens aristotélicien) mais une substance dotée d’une « force de l’origine » qui seule est capable de résoudre le problème de l’être ; le réel étant toujours en mouvement. De ce point de vue, Cohen se rattache aux résultats des sciences mathématiques et des sciences naturelles pour lesquelles le mouvement représente le nouveau terme dans lequel les problèmes dits sérieux sont résolus. La substance est donc seulement relation, mouvement et transformation continue. Cette définition de la substance est déjà présente dans la pensée de Descartes mais surtout chez Leibniz qui a toujours insisté sur le caractère agissant de la substance77 : l’activité des substances, dit-il, est métaphysiquement nécessaire, « c’est dans cette activité que consiste la substance même des choses »78. Si cette vision dynamique de la substance est reprise par Cohen, elle est dépourvue ici de métaphysique. La substance cohenienne permet de traduire la réalité naturelle en relations ou systèmes de relations car la pensée pure, qui la produit elle-même, est comprise dynamiquement comme un acte créateur. Au final, la philosophie est réduite à la logique pure et la seule réalité est celle de la pensée. C’est là la révolution cohenienne qui, s’inspirant de Kant, se focalise sur la logique transcendantale pour la revisiter : la chose ne doit plus se conformer aux conditions transcendantales de la connaissance, elle est totalement création de la pensée ; d’où la radicalisation de la pensée kantienne. Le dualisme kelsenien s’inspire donc largement de la philosophie de Cohen. Kelsen partage avec Cohen l’exigence d’une unité systématique (de la connaissance pour Cohen ; du droit pour Kelsen). Cette unité trouve son fondement dans la relation créatrice de la réalité juridique qui réside dans le concept de devoir pur (Sollen). C’est cette obligation pure qui conditionne la validité du système juridique. C’est elle qui produit et résout l’être, non pas dans la nature (science de la nature, Sein) mais dans l’être du droit qui est en réalité l’être du devoir (Sollen : Science de la société). Le dualisme kelsenien s’inspire de cette radicalisation pure car l’être (factuel) est banni dans les propositions de droit qui constituent le métadiscours de la science du droit. Ces propositions certes, décrivent le droit, mais elles-mêmes, traduisent ce droit positif en relations pures. C’est la raison pour laquelle, dans la théorie pure du droit, l’État est

envisagé comme un ordre juridique, c’est-à-dire à un système normatif79. Il en est de même pour le sujet de droit et pour l’être humain physique (personne physique) qui n’est envisagé que comme une norme. De ce point de vue, les propositions de droit ne sont que des créations logico-formelles et appartiennent à des normes pures. Et c’est la le point de rencontre le plus important entre Cohen et Kelsen (même si sur d’autres aspects, les idées sont divergentes80). C’est d’ailleurs le point de rencontre majeur entre les néokantiens plus largement et Kelsen. En effet, si les différentes écoles néokantiennes s’opposent (l’école de Marbourg : Cohen, Natorp, Cassirer globalement / l’école badoise ou sud-occidentale : Windelband et Rickert notamment), elles convergent toutes vers un seul point commun, celui de la notion de substance comme relation ou opération mentale qui fait disparaître la chose, le réel sensible qui se dissolvent dans des relations mentales. Kelsen partage donc logiquement, avec H. Vaihinger, qui s’est particulièrement consacré à l’étude du rôle de la fiction dans la science81, l’idée selon laquelle la connaissance est une chaîne de fictions qui répond aux évolutions et aux besoins de la vie. Dans la théorie pure, Kelsen recourt à une multitude de fictions personnificatrices82. Les notions d’État, du sujet de droit par exemple sont des fictions personnificatrices qui permettent de comprendre le dédoublement du système kelsenien qui repose sur la dichotomie Droit/Science du droit. La science du droit étant un métadiscours qui décrit les relations entre les normes juridiques, ce métadiscours définit les notions juridiques sans considération factuelle. L’État n’a pas besoin d’un territoire au sens matériel, le sujet de droit n’est pas humain, ni même la personne physique, lorsqu’elle est opposée à la personne morale. Ce faisant, Kelsen dédouble l’objet de la connaissance pour lui restituer son unité primitive ; unité constituée autour de la norme puis au final, de la norme fondamentale (pure fiction ou plutôt cause première du système kelsenien). Le droit envisagé comme une relation est donc le point d’ancrage de la théorie pure du droit qui reste donc largement influencé par le néokantisme. Mais paradoxalement, les positivistes du XIXesubstituent également la notion substance au sens classique à celle de notion mathématique de relation. C’est le cas notamment d’Ernst Mach qui est à l’origine du renouveau de l’empirisme83. Il a développé une conception empiriste de type sensationnaliste à visée antimétaphysique (conception empirio-criticiste). L’auteur considère que la physique peut se passer du concept de causalité et emploie le concept mathématique de « fonction » qui lie la variation d’un phénomène à celle d’un autre. De cette façon, le concept de fonction remplace celui de substance, de chose en soi car on peut décrire de manière intégrale le monde de l’expérience avec des sensations et les fonctions qui les relient84.

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